Sommaire
Le décorateur
Chapitre I : La technique
Faire œuvre décorative satisfait plus encore que la peinture de chevalet la personnalité profonde d’Henri Martin.
Animer de vastes surfaces, se battre avec des mètres carrés de murs à couvrir, se percher au sommet d’échafaudages conviennent à sa robuste santé et alimentent son infatigable ardeur au travail. L’hiver, lorsqu’il est forcé de se cloîtrer dans son atelier du Boulevard Raspail ou, au mieux, dans celui du dépôt des Marbres, il ne rechigne jamais à la besogne et, souvent, achève bien avant la date prescrite les tâches qui lui ont été assignées ; son empressement oblige alors les administrations intéressées à faire diligence. Insatiable il dévore tubes et gouaches et use, en abondance, pinceaux et couteaux .
Par ailleurs, la peinture décorative lui permet d’épancher son goût toujours présent quoique plus discret pour le symbolisme. Car, pour lui, une décoration consiste à raconter en images, à traduire avec des moyens picturaux quelques idées simples que le spectateur soit à même de comprendre au premier coup d’œil, avec l’espoir qu’il puisse recueillir de cette contemplation un enseignement moral. A l’inverse de la peinture de chevalet qui trouve sa justification en elle-même, la décoration est destinée à illustrer un sujet et peut être considérée comme une parabole colorée. En mai 1914 Guillaume Apollinaire lui rend hommage avec justesse et ironie : « Henri Martin exprime des idées générales, il est rustique et peuple à souhait. C’est le grand peintre de l’enseignement primaire ».
Une grande décoration s’étale largement dans l’espace, mais sa réalisation s’étire de façon similaire dans le temps ; par exemple, deux décennies sont nécessaires pour décorer la salle du Conseil d’Etat à Paris. Une décoration est aussi le fruit de deux aventures vécues conjointement. Elle naît, bien sûr, d’un processus de création artistique qui peut être retracé au travers des multiples études nécessaires à son élaboration tels les quatre-vingt-sept croquis, études et pochades pour les travaux de la Salle Henri Martin du Capitole exposés en 1906. Elle doit aussi, plus prosaïquement son existence à une commande préalable d’organismes officiels ; ce fait sous-entend imbroglio, démarches, paperasses, mais pour nous, archives qui, elles, sont les bienvenues.
Les décorations de quelque importance sont pour la plupart des commandes faites par l’Etat ou les municipalités. Les deux mécènes ayant tendance d’ailleurs à se partager les frais.
Plus rares, par contre, sont les particuliers assez fortunés pour orner leurs murs. Le contrat de commande qui lie l’artiste est l’acte de naissance de l’œuvre mais il est souvent précédé de nombreuses péripéties. Il faut être pressenti et recommandé ; les esquisses présentées n’ont pas toujours l’heur de plaire à la commission des Beaux-Arts chargée de les examiner ; elle peut même conseiller des modifications ; puis le travail de l’artiste est étroitement surveillé, l’inspecteur des Beaux-Arts passe dès que l’artiste lui en fait la demande, afin de se rendre compte de l’avancement de l’ouvrage et donne son assentiment au règlement de la tranche de travaux. Le prix fixé est divisé en annuités s’il s’agit d’une œuvre de longue haleine et le solde est réglé à l’achèvement total.
Pour la mise en place de légers incidents sont souvent à signaler, car Henri Martin a quelques problèmes avec les transporteurs ou les encadreurs qui ont une fâcheuse tendance à égarer ses panneaux ! Il se dispute aussi parfois avec les architectes qui, eux, n’ont pas terminé les bâtiments auxquels sont destinées les décorations. Henri Martin a peu pratiqué la fresque et rarement peint à même le mur, la plupart de ses décorations étant des toiles marouflées3. Une fois l’œuvre en place, l’artiste aime bien venir faire les dernières retouches et même, par la suite, en assurer l’entretien.
Bien que tous ces soucis matériels entraînent l’artiste souvent fort loin de la création artistique une décoration est cependant une aventure intellectuelle beaucoup plus élaborée qu’une simple toile et, grâce aux confidences faites à Segards, on connaît avec une relative précision, la genèse de l’œuvre décorative chez Henri Martin.
Pendant toute la période où il porte en lui le pressentiment de l’œuvre future, le peintre fait sur nature, surtout à la belle saison, sans savoir à quoi elles serviront, des études directes, très encombrées de détails. Ce sont de petits tableaux, copies de la réalité. Ils peuvent servir de documents, sans jamais être réunis tels quels dans une composition plus vaste. Leur utilité est de mettre l’artiste en possession de son motif car, petits ou grands, ces tableaux ne sont en réalités que des intermédiaires. Tout au contraire quand l’artiste a déjà une vision nette de son sujet, quand il a réussi à établir une esquisse définitive, il élimine d’instinct de ses notes sur nature tout ce qui ne pourra pas lui servir pour l’œuvre future ; il ne fixe que les couleurs et les gestes essentiels. A travers le sujet particulier il pense à l’idée directrice comme le prouvent les peupliers extrêmement dépouillés ou les multiples gestes des faneurs ou des paveurs croqués et jetés sur la toile en quelques larges touches.
En hiver, dans son atelier, un autre genre de travail l’attend ; c’est alors qu’il place l’esquisse définitive au crayon sur un chevalet. Les rapports entre cette esquisse et l’ouvrage définitif peuvent être très étroits comme entre Le Monument aux morts de Cahors et l’esquisse possédée par le Musée de Bordeaux ou, au contraire, plus lointains comme dans l’esquisse d’Apollon et les muses du Musée de Cahors et l’œuvre définitive à la Chambre de Commerce de Béziers où les attitudes des muses sont beaucoup plus variées. Ensuite, autour de l’esquisse, autant que possible à leur place respective, il dispose les études de détail reprenant chacun des motifs de l’ensemble, soit plusieurs dizaines. De cette poussière d’observations élémentaires l’œuvre définitive ne surgit que parce que l’artiste l’a fixée dans son esprit.
Enfin devant la grande toile blanche, Henri Martin travaille de mémoire. L’exécution finale doit être « rapide, joyeuse, enlevée »4. Devant la surface à couvrir tout le problème consiste seulement à conserver, grâce aux études, le contact avec la réalité mais, cependant à ne pas laisser la mémoire prévaloir sur l’imagination.
Comme décorateur Henri Martin fait parfois preuve d’une désinvolture proche de l’inconscience. Il ne s’est souvent préoccupé en rien de la destination de la pièce ni du monument pour lequel il travaillait et a même avoué : « Je suis rarement allé voir l’effet que cela produit sur place »5. Il a aussi peint bon nombre de vastes panneaux décoratifs qui trouvent ensuite leur destination au hasard des circonstances. Ce manque d’intérêt pour l’espace auquel est destinée l’œuvre entraîne des mésaventures. Les exemples sont légion ; la toile, primitivement destinée à la Salle de Conciliations des Accidents du Travail au Palais de Justice de Paris, ne peut jamais y être placée, parce que trop grande, et échoue, assez heureusement d’ailleurs, sur le mur d’escalier de la mairie du VIe arrondissement !
Quelle différence avec Puvis de Chavannes qui visite longuement les lieux destinés à ses œuvres, qui pour l’escalier d’Amiens, par exemple, étudie la lumière, la disposition exacte, et conçoit ensuite la décoration en fonction même de ce lieu6 ! La rusticité du sujet choisi pour l’élégante villa du délicat Edmond Rostand convient aussi peu que Le Berger à la Sorbonne. En plus du peu d’intimité entre un sujet bucolique et une Faculté des Lettres, le peintre devait décorer ici un espace en arceau, or il ne s’est pas, le moins du monde, préoccupé de cette disposition architecturale ; ayant pris un grand rectangle de toile à la dimension du mur, il l’a fait maroufler en rentrant les angles.
La description des grandes décorations avec pour cadre presque obligé le Midi, sa lumière et ses paysans, tendrait assez à prouver combien Henri Martin reste « languedocien » comme décorateur. De même s’il n’avait pas été toulousain, malgré son talent, Henri Martin aurait-il obtenu un aussi grand nombre d’édifices à décorer ? Si le terme pouvait être vidé de son sens par trop péjoratif, le nom de « mafia » conviendrait pour définir la sorte d’entraide que pratiquaient alors les Toulousains à « l’étranger ». « A Paris, si l’on veut arriver à quelque chose il faut être de Toulouse », titrait ironiquement L’Assiette au beurre le 19 août 1905, formule qui s’appliquait plutôt à la politique, mais guère déplacée pour les milieux artistiques, les deux domaines n’étant point aussi éloignés qu’il y paraît. Bien des hommes politiques d’origine méridionale interviennent à des titres divers, protecteurs, amis, modèles dans l’existence de l’artiste (tels Jean Jaurès ; les frères Sarraut, Albert surtout qui fût dans sa jeunesse critique d’art ; Georges Leygues lui poète élégiaque ; les frères Gheusi, l’un recteur, l’autre directeur de l’Opéra Comique ou encore Adrien Hébrard, directeur du journal Le Temps)7. D’ailleurs Toulouse s’est vue attribuer la gloire peut enviable d’avoir été le plus grand centre d’art conformiste et officiel du siècle dernier, « la citadelle de l’art pompier »8.
La datation des œuvres décoratives est, en principe, sûre9 ; aussi peut-on reprendre pour leur étude un plan chronologique. Des premiers ouvrages de la fin du siècle correspondant approximativement à la période symboliste il nous conduit à sa maturité, période de production abondante et de travail intensif10, pour aboutir à sa vieillesse qui est loin d’être inactive dans ce domaine.
[1] Témoignage de Martin-Ferrière et de Melle Rivière, peintres eux-mêmes.
3 Ce point précis pose parfois le problème, pour certaines grandes toiles, de délimiter si elles entrent dans la catégorie de la décoration ou simplement des tableaux de grandes dimensions.
4 Segards, p. 10.
5 Martin-Ferrières, p. 96.
6 Il est intéressant de comparer ses méthodes de travail avec celles du grand décorateur de son époque qu’est Puvis de Chavannes. Dès qu’une œuvre lui est demandée, ce dernier se laisse aller à ses rêves, rumine tous les côtés du sujet qu’il doit exprimer jusqu’à la venue de la vision. Aussitôt qu’il a vu il note, en quelques coups de crayon, sur son carnet, sur un coin de journal le schéma de l’ensemble. Cette idée, mère de toute l’œuvre naît spontanément au moment le plus inattendu. Il cherche alors les combinaisons de formes, de masses, de valeurs et de tons pour transposer plastiquement ce qu’il a entrevu. Pour mettre au point la maquette définitive qu’il suivra intégralement en l’agrandissant sur le mur, il travaille nuit et jour en observant sans cesse tout ce qui peut contribuer à son œuvre ; quand l’esquisse à l’échelle réduite est arrêtée, il la dessine dans ses proportions définitives en blanc et noir.
7 Toutes ces personnalités sont citées par Pierre Cabanne : Toulouse Lieu dit, éditions du Temps, 1963, 72 p. ill. p. 25.
8 Vingt ans d’acquisitions, 1943-1968, Ville de Toulouse, Musée des Augustins, Denis Milhau, mai 1969, Toulouse, 84 p. ill.
Toulouse revendique en 1895 pour enfants cinq membres de l’Institut (Falguière, Mercier, Marqueste, Jean-Paul Laurens et Benjamin Constant), le même nombre de prix de Rome et vingt six médailles hors concours.
« Les Toulousains de la belle époque témoignent d’une joie de vivre certaine entraînés par Falguière, boute en train tonitruant, Bourdelle, montalbanais encore dans l’ombre glorieuse de Rodin, Rixens, peintre de vénus chlorotiques et de généraux emplumés, Debat-Ponsan gloire des boutiques d’art spécialisées dans l’anecdote d’ameublement ou encore Armand Silvestre, inspecteur des travaux d’art, conteur doux dont les vers célébraient les opulentes matrones dévêtues par Gervais, peintre des ondines mauves qui jouaient au Jardin des Plantes près des allégories éléphantesques du sculpteur Labatut ». Cabanne (P.) p. 25. Tous ces artistes ont été des compagnons de travail de notre décorateur.
9 De même à cause de leurs dimensions les œuvres décoratives sont peu sujettes aux déplacements et, après un siècle, occupent la plupart du temps leur emplacement primitif.
10 Vers 1910 sa réputation de décorateur est suffisamment affirmée pour qu’Achille Segards lui réserve un chapitre dans le premier tome de son ouvrage consacré aux principaux décorateurs de son époque.
Chapitre II : Les œuvres de jeunesse
A. La Muse toulousaine : la légende de Clémence Isaure à la salle des Illustres du Capitole de Toulouse
C’est un grand honneur pour le jeune artiste de se voir choisi par sa ville natale pour ses premières œuvres de grande envergure. Les Toulousains ont eu, « chose charmante », l’idée de faire « glorifier les Illustres des Temps jadis par les Illustres actuels »1. Le voici donc, à trente ans à peine, accédant au rang d’illustre et on lui offre un sujet qui convient parfaitement à son état d’esprit d’alors puisque « l’Illustre des temps jadis » qu’il doit glorifier n’est autre que la Muse par excellence, Clémence Isaure.
La population toulousaine depuis longtemps réclamait l’achèvement du Capitole, « édifice très populaire dans le Midi de la France »2 ; en 1884 l’aide de l’Etat est demandée pour procéder aux remaniements intérieurs. L’architecte Paul Pujol fait face à un délicat problème de proportions pour la partie à aménager3 ; le 31 août 1889, il est décidé que « le long et disgracieux corridor serait divisé en trois belles pièces disposées de telle sorte qu’elles puissent sembler n’en faire qu’une et les sujets choisis pour décorer ces salles sont aussi définis »4.
Dès le 10 août 1888, l’Etat qui assume la moitié des frais, désigne trois artistes pour participer à cette décoration5. Mais le 27 mars 1889, l’un de ces artistes, Mr Weerts se plaint candidement de ce qu’il n’a pu obtenir de la municipalité le moindre renseignement sur le choix des sujets à traiter6 ; il n’est en réalité que l’innocente victime de la petite guerre que se livrent la municipalité et le Ministère des Beaux-Arts ! Car les artistes toulousains, en résidence à Paris, ont offert leur concours pour la décoration de la nouvelle salle et même « doivent faire de grands sacrifices sur les prix »7. En fait, Toulouse ne veut choisir que « des artistes de l’école de Toulouse qui est arrivée à son apogée »8 et bel exemple de résistance au pouvoir central, obtient gain de cause9 ; le 20 janvier 1892, en est fixée la liste , le mois suivant la commande définitive passée. Henri Martin est l’artiste le mieux servi, après Jean-Paul Laurens, puisqu’il doit exécuter deux panneaux et un plafond pour la somme de 13 000 francs .
Mais confier la décoration d’une même salle, quoique de grandes dimensions, à une dizaine de peintres n’est pas sans présenter quelque difficulté pour l’unité de l’ensemble . Le problème se pose plus particulièrement pour Henri Martin ; aussi Mr Kaempfen, un des membres de la commission chargée d’examiner les esquisses et, certainement, de goûts conservateurs, propose de l’isoler « à cause de la nature même de son talent qui trancherait trop vivement avec les autres peintures » et de « le placer dans une partie du fond ! » .
Les trois ouvrages relatifs à la légende des Troubadours dont Henri Martin a la charge sont clairement définis : « Ici les Troubadours écoutent pour la première fois les voix impératives des muses, là ils se joignent dans la ville au brillant cortège de Clémence Isaure qui en haut est couronnée immortellement par la poésie » . L’année 1892 n’est pas terminée qu’Henri Martin demande à la commission des travaux d’examiner ses esquisses sans attendre celles de ses confrères . Cette hâte provient certainement du fait que tout le travail de préparation nécessaire à la toile présentée au Salon des Artistes Français en 1893, Les Troubadours, peut aussi parfaitement convenir pour le Capitole de Toulouse .
A la fois soucieux de reconstitution historique et certainement hanté par le souvenir de Dante , Henri Martin habille ses troubadours de la longue robe et du capuchon florentins et réplique à Armand Silvestre qui lui reproche le nombre de figures habillées uniformément que « le costume a une couleur traditionnelle rouge brun dont on ne saurait s’écarter » .
Les diverses scènes se déroulent dans une forêt de bois de pins, arbres sévères laissant peu pénétrer la lumière. Le peintre représente les troubadours sous les traits de ses amis. Dans le panneau des Troubadours de 1893, le plus ancien qui semble enseigner aux autres les secrets de l’art de la poésie est un maigre vieillard aux yeux vifs et à la barbe blanche, le compositeur Maillol ; pour L’Apparition de Clémence Isaure, parmi les troubadours qui la regardent avec ravissement et les mains jointes se reconnaissent Jean Rivière à sa barbe brune, Jean Jaurès à sa barbe blonde, mais aussi Armand Silvestre, inspecteur des Beaux-Arts et néanmoins ami ou encore Viennot, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale et modèle attitré.
Il y eut, entre les tableaux très similaires de thème et d’exécution, Les Troubadours et L’Inspiration un pittoresque chassé-croisé. Les Troubadours présentés au Salon de 1893 sont achetés par l’Etat cette même année, quant à L’Inspiration, c’est un panneau destiné à la salle des Illustres de Toulouse à la suite d’une commande et terminé en 1895 . Mais, comme l’assure Armand Silvestre : « Je n’ai pas dissimulé que cette facture (L’Inspiration) était meilleure, Henri Martin était tout prêt à faire l’échange avec l’Etat et à envoyer Les Troubadours à Toulouse, Henri Martin est avant tout un chercheur. Il est donc absolument naturel que lorsqu’il s’attache à une idée la façon définitive dont il l’exprime soit supérieure aux précédentes » . Cette manière d’agir est, à notre avis, peu aimable pour sa ville natale puisqu’il ne lui donne qu’une œuvre de qualité inférieure ! Les tribulations des malheureux Troubadours ne sont pas terminées car, au moment de mettre l’œuvre en place, en juillet 1898, on l’a égarée ! L’affolement est grand mais grâce à quelques télégrammes l’erreur est réparée et ils figurent à leur poste lors de l’inauguration de la salle des Illustres par Léon Bourgeois le 8 août 1898 .
Les variations apportées à la première œuvre sont intéressantes car elles mettent particulièrement en évidence les méthodes de travail de l’artiste. Alors que dans la première version, troubadours et muses sont en nombre égal, dans la seconde un seul troubadour demeure ; les créatures de rêve forment une auréole vivante autour de sa tête : « La dernière à droite tend le lys symbolique pendant que la muse archaïque habillée de vert tendre l’inspire et que, par derrière encore, la muse latine toute droite soutient une lyre » . L’éclairage est aussi totalement changé, selon le rapport d’Armand Silvestre « c’est l’effet absolument inverse avec les figures symbolistes à peine visibles et le troubadour en pleine lumière oblique » et « au lieu de s’élever uniformément sombres…les sapins…sont éclairés par le bas de la lumière éclatante qui se continue à leurs pieds en taches sur le sol » .
Pour modifier un tableau Henri Martin change donc l’éclairage. C’est peut-être le prélude, bien timide et à peine exprimé des multiples variations de lumière sur un même thème qui plus tard le passionneront.
L’Apparition de Clémence Isaure qui est le second panneau de la Salle des Illustres présente quelques améliorations par rapport aux deux toiles précédentes. La vue de Toulouse, dans le lointain, rend l’atmosphère du bois de pins moins étouffante ; les muses flottent de manière moins ridicule dans les airs, le groupe des Troubadours est plus animé. On trouve au complet les accessoires ou procédés qui, pour un temps fort long, vont encombrer nombre de ses compositions : le laurier rose dans le coin gauche, la statuette de Minerve, le sol remontant de façon abrupte .
Le plafond représentant L’Apothéose de Clémence Isaure est l’objet des foudres de la commission qui en trouve la première esquisse « trop rudimentaire et pas assez compréhensible » ; des progrès sont ensuite réalisés, en particulier pour la figure de femme enveloppée de rouge, en plein vol dans le ciel, tenant à la main une couronne d’or. Le mouvement est alors jugé « à la fois très harmonieux et tout à fait plafonnant » .
Sans aller jusqu’à assurer que « l’artiste qui peignait naguère en touches morcelées et en mouchetures semble revenir de cette pratique » , il faut convenir que la technique est bien peu révolutionnaire et si les touches sont larges, l’impression générale sombre a dû rassurer les partisans de l’académisme et ce plein air est étouffant et allégorique à souhait. Les seules parties lumineuses sont d’une tonalité rose saumonée.
Pour l’ensemble de la légende de Clémence Isaure, Segards, avec un peu d’indulgence, assure « ni l’hérédité d’Henri Martin, ni son éducation, ni le milieu social auquel il appartenait, ni ses goûts, ni ses aptitudes ne le prédestinent à ce genre de peinture » . Il a raison mais, vers 1895, malgré ses efforts il est bien évident que c’est encore son maître Jean-Paul Laurens qui « le prédestine ».
1 Le Temps, article du 3 mars 1892.
2 Archives Nationales F 21 4370. Lettre de Mr Leclerc, architecte du Palais de Versailles.
3 Bulletin Municipal de Toulouse, 1889, p. 1601.
4 Ibidem, p. 1603.
5 Archives Nationales F 21 4370. Weerts est originaire de Roubaix, Gosselin de Paris, Destrem de Bordeaux.
6 Ibidem.
7 Bulletin Municipal, séance du 30 août 1889.
8 Le ministre des Beaux-Arts, sans doute impressionné, demande en 1898 un résumé sur « l’histoire de l’école de peinture de Toulouse ». Archives Nationa1es F 21 4370.
9 L’administration des Beaux-Arts explique au préfet de la Haute-Garonne que « tout en réservant suivant sa règle absolue (sic) le choix des artistes appelés à compléter la décoration des monuments, elle est toute disposée ainsi que le Maire de Toulouse, en a été informé, à examiner avec intérêt les propositions qui lui seront faites en faveur d’artistes toulousains ». 14 mars 1891, Archives nationales F 21 4370.
Bulletin Municipal, 1892, p. 96. Voici les noms : Jean-Paul Laurens, Benjamin Constant, Henri Martin, Debat-Ponsan, Falguière, Mercier, Rixens, Gervais, Destrem, Yarz.
10) Le Maître est payé 36 000 francs, Rachou et Yarz 2 000. Archives nationales F 21 4370. La commande du 11 février 1892 précise que le versement sera assuré en cinq annuités.
Archives Nationales F 21 4244. Silvestre se répand en conseils judicieux.
Archives Nationales F 21 4244.
Archives Nationales F 21 4370.
Le 28 décembre 1892 très exactement, il écrit que « ses esquisses qui attendent depuis plus de six mois que ses collègues soient disposés à montrer les leurs. Certains d’entre eux ne sont pas pressés et on parle de plusieurs années avant de se mettre à l’œuvre. Est-ce une raison pour qu’il soit obligé d’attendre leur bon vouloir ». Archives nationales F 21 2140.
Cette hâte et cette hargne contre ses collègues s’expliquent, peut-être, par des raisons financières.
A-t-il, selon son habitude, travaillé très vite ou avait-il déjà fait des recherches dans ce sens ? Le choix des Troubadours pour le Salon de 1893 ne saurait être le fruit du hasard.
Ces affirmations sont celles de Rozès de Brousse, entre autres titres, mainteneur des Jeux Floraux. L’Art Méridional, 1939, « Henri Martin, peintre occitan », p. 4.
Archives Nationales F 21 4244. Ce costume rappelle celui que portait Dante dans la toile de 1883 Paolo et Francesca de Rimini.
Maillol était amoureux d’une gisante de marbre du Cloître des Augustins et fleurissait sa tombe vide de bouquets de violettes. L’Art Méridional, 1939, art. cité.
Ibidem et Dépêche 11 mai 1899.
Martin-Ferrières p. 81.
L’Art Méridional, 1939. Article cité.
Archives Nationales F 21 2140.
Archives Nationales F 21 2140.
Ibidem. Rapport d’Armand Silvestre.
Ibidem.
On peut juxtaposer des descriptions du XIXe siècle et du début du XXe siècle, et un jugement de la fin du XXe siècle.
Armand Silvestre, partial, bien sûr, mais doué d’un langage poétique, écrit dans La Dépêche du 11 mai 1893 : « Une belle lumière tamisée descend sur le sol découpé par les frondaisons rectilignes des troncs et un recueillement étrange baigne cette scène émue où vibre l’âme des anciennes gloires poétiques ».
Dans Le Cri de Toulouse de 1915 on relève par ailleurs ce quatrain :
« Si les grands artistes et les poètes ont l’âme
Pleine de rêve et de beaux songes enchanteurs
L’inspiratrice est là qui des roses hauteurs
Jette sur eux la poésie aux larges flammes ».
Par contre un guide de la Salle des Illustres assure, lui, que bon nombre de visiteurs sont allés jusqu’à comparer ces panneaux « à des couvercles de boîtes de bonbons ».
Archives Nationales F 21 2140.
Ibidem.
L’Art à l’exposition de 1900. Librairie de l’Art pour tous, tome II, p. 187 par Louis de Foucaud.
Segards, p.15. L’Académie des Jeux Floraux a dû apprécier l’ensemble de la glorification de Clémence Isaure puisque, dans la séance d’août 1938, elle a reçu Henri Martin en son sein comme mainteneur.
B. Les Muses parisiennes : Les Muses inspiratrices et consolatrices de l’Hôtel de Ville de Paris
Non seulement Henri Martin est prophète en son pays, mais il commence aussi à être honorablement connu à Paris puisqu’on lui confie la décoration d’une des salles de l’Hôtel de Ville.
Conçu sur le modèle de son prédécesseur qui avait été la proie des flammes pendant la semaine sanglante de 1871 cet édifice est inauguré le 13 juillet 1882 par le Président de la République, Jules Grevy1. Sa décoration intérieure pose quelques problèmes aux artistes, car si l’architecte a été d’une grande prodigalité à l’égard des plafonds il n’a, par contre, réservé à la décoration que fort peu de surfaces murales et, par ailleurs, le préfet leur recommande de ne pas abuser des allégories et des sujets mythologiques2. Il faut accorder à la Troisième République le titre de mécène, même si elle distribue la manne fort mal à propos et désire se reconnaître dans les œuvres qu’elle finance, elle subventionne avec largesse nombre d’édifices publics à Paris autant qu’en province.
Comment choisir les artistes qui auront à décorer l’Hôtel de Ville ? Deux procédés sont possibles : la commande comme à la Salle des Illustres de Toulouse ou le concours. Dès 1884 des discussions s’élèvent dans la presse. Si la commande est présentée comme un procédé aristocratique et réactionnaire, le concours n’échappe pas, lui non plus, aux critiques. On reproche aux quarante-six concurrents qui présentent des projets pour la galerie Lobau de n’avoir pas grande imagination3 et à la cinquantaine qui cherchent à égayer les obscures salles donnant accès à la Salle des Fêtes, parmi lesquels se trouve Henri Martin de faire « des plafonds qui ne plafonnent guère »4. Combien plus grave est le rejet de certains candidats ! Gustave Geoffroy s’indigne avec une juste vigueur « qu’un Claude Monet obtienne quatre voix quand un Rodin le propose »5. En définitive, en 1893, soixante-six artistes « en une bataille hurlante de formes et de couleurs »6 se partagent les 1 500 000 francs prévus pour la décoration picturale. Si Baudry est le mieux payé, Henri Martin reçoit approximativement la même somme qu’Harpignies ou Besnard7 pour orner un salon et son plafond en représentant « les muses inspiratrices et consolatrices ».
Le plafond de l’Hôtel de Ville de Paris est antérieur, chronologiquement, à celui de la Salle des Illustres8 et Segards a raison quand il « le trouve joli mais encore bien scolaire et d’une élégance un peu fade »9. Un Apollon chevelu, pudiquement drapé d’étoffes claires10 plane au centre d’un ciel bleuâtre parsemé de nuages pommelés et roses. Les touches sont larges et épaisses. L’abondance de lyres ou de couronnes de lauriers tourne à l’obsession ; l’attitude d’Apollon ou les anatomies des muses laissent à désirer, mais les neuf muses sont groupées selon une spirale souple qui permet d’occuper l’espace sans trop de monotonie.
Une fois le plafond terminé, Henri Martin décore alors la partie supérieure des murs qui sont largement entrecoupés de portes et de fenêtres, aussi le terme de frise serait ici assez adéquat. Il utilise de façon habile les petits côtés en y plaçant symétriquement quatre figures féminines appuyées aux angles. L’aspect de la nature varie avec les saisons : arbre solitaire et dénudé en hiver, frêles bourgeons au printemps… Si la jeune femme, vêtue d’une tunique en camaïeu de vert, a une attitude trop déclamatoire, celle habillée de rose a l’air empruntée. Il est pourtant une figure réussie « la mélancolie assez vraie pour que l’on sente qu’elle a été exécutée d’après le réel, assez transposée pour être œuvre d’artiste »11 ; sa nuque s’incline sous le poids de sa longue chevelure brune, ses beaux bras blancs s’échappent d’une tunique d’un noir profond ; la simplicité et la retenue dans l’attitude témoignent, de la part de l’artiste, d’un métier sûr.
Ces petits panneaux s’intègrent aisément aux grands côtés qui sont sensés être, eux, le morceau de choix. Auprès des frondaisons relativement clairsemées qui ont l’avantage de laisser passer la lumière, sont assis, très dignes, quatre personnages masculins représentant la littérature, la peinture, la sculpture et la musique. Les amis du peintre ont servi de modèles à ces figures nichées au creux des voussures12. Mais leur solitude rêveuse est peuplée d’une multitude de nymphes, muses ou autres allégories, nues ou habillées et brandissant des lyres ce qui accentue le côté conventionnel de ces personnages. Pourtant, certains morceaux sont agréables à l’œil comme, par exemple, la belle jeune femme épanouie au décolleté arrondi, debout près d’un enfant qui tient un épi de blé, ou encore comme un petit nu gracile et ailé qui est sensé inspirer le sculpteur Dampt13. La courbe du cou se rattache doucement aux frêles épaules tandis que sa chevelure flotte délicatement à l’entour. Or, cette ravissante apparition eut le don d’attirer les foudres des censeurs de l’époque !14
Il est difficile de faire abstraction, pour juger cet ensemble, de l’esprit 1900 qui l’inspire et ces multiples muses évanescentes ou déclamatoires nous étonneraient plutôt. La critique de Dimier est pertinente quand il assure que « cette œuvre flatte les idées régnantes par une ostentation d’idéal dans le sujet et une pratique scientifique dans l’exécution »15. Avec fermeté cette fois, Henri Martin s’empare des procédés impressionnistes pour les utiliser en décoration. Il nous semble aujourd’hui difficile d’imaginer « combien les atomes d’abord un peu déconcertants de ce pastillage héroïque ont provoqué de sourires bourgeois sous les bésicles, ou mondains sous les faces à main au siècle dernier »16. A notre avis, au contraire le papillonnement léger des taches colorées allège la composition et les peintures étant obligatoirement placées à une certaine distance du spectateur, objets et personnages retrouvent aisément leur individualité et ne manquent ni de vigueur ni de densité.
Dans cette salle il est manifeste qu’Henri Martin est déjà un décorateur. Il sait donner une unité par la répartition habile des frondaisons ou situer les personnages évitant à la fois le désordre et la monotonie ; sans aller jusqu’à affirmer comme le chroniqueur de L’Artiste qu’il s’agit « d’une fenêtre largement béante sur le ciel d’or du rêve et les infinis de la poésie »17, indéniablement une conception juste de l’espace à décorer apparaît ici. Sous la plume de Dimier viennent des comparaisons particulièrement élogieuses : « Cette exécution qui tient à la fois de Seurat et de Monet sert à de grandes compositions dans le genre de Puvis de Chavannes »18. Le nom du grand décorateur se retrouve aussi dans la critique d’Armand Silvestre écrivant que « cette manifestation s’impose par sa grandeur et sa sincérité comme semblable à celle de Puvis, mais avec une plus grande fantaisie…un caprice décoratif plus préoccupé de couleur »19 et le chroniqueur de L’Artiste qui précise « qu’il y trouve un rajeunissement heureux du Bois sacré…sans rien de la maîtrise dorienne de l’austère candeur de Puvis » et, « qu’un reflet de la grâce ionienne persiste sur cet original effort »20. Si l’Ionie peut être considérée comme le Midi de la Grèce, la comparaison ne pouvait que flatter un artiste d’origine méridionale !
1 L’Hôtel de Ville de Paris, brochure par André Flament, supplément au n°120 de la Revue Française, juillet-août 1966.
2 Archives Nationales F 21 4398. Le dossier sur l’Hôtel de Ville de Paris contient des articles de journaux de l’époque.
3 Ibidem, article d’Alphonse de Calonne dans Le Soleil, 25 novembre 1892.
4 Ibidem, article d’Arsène Alexandre.
5 Ibidem, La Justice, 8 juillet 1892. Gustave Geoffroy ajoute « plus tard quand tous les tableaux de Monet auront été achetés par l’Amérique comme les tableaux de Corot ou de Millet, ce sera l’époque des souvenirs et des regrets ».
Gustave Geoffroy dans ses articles de La Dépêche a, par ailleurs, toujours apprécié le talent d’Henri Martin.
6 Louis Dimier, Histoire de la peinture française au XIXe siècle, 1793-1903, Delagrave, 1914, 302 p. ill., p. 285.
7 Archives Nationales F 21 4398, soit 10 666 f. La Dépêche du 2 avril 1893 le félicite de cette commande.
8 Ce fait cependant n’est pas vrai pour l’ensemble de la commande. Ce plafond est daté de 1893 alors que celui de Toulouse n’est terminé que cinq ans plus tard.
9 Segards, p. 36.
10 La séduction qu’exerce Apollon sur Henri Martin continuera puisqu’en 1932 il se plaît encore à représenter cette divinité sur les murs de la chambre de commerce de Béziers.
11 Segards, p. 36.
12 Pour décrire l’ensemble nous cédons la plume aux critiques de l’époque dotés d’un style fleuri :
« Au centre d’un long rectangle dans les intervalles restreints des trois voussures vides, Henri Martin assied le peintre à gauche, le poète à droite. Le peintre blond sur son escabeau, l’immense palette au pouce, béret noir, veste saumonée aux revers incarnats, sous les traits de son Maître Jean-Paul Laurens avec l’allure moyenâgeuse des contemporains d’A. Durer. Le poète brun enfoui pour la méditation dans son fauteuil de joncs distrait et noir en veston un manuscrit sur ses genoux… Entre eux dans l’ombre pacifique des hautes branches rêve une muse bleuâtre couronnée et, de chaque côté, en plein ciel sur l’exquise atmosphère orientale des soirs violets lilas et mauves où la splendeur oblique constelle de taches vermeilles la verdure pâle des arbustes drapés de fleurs et de roses. Sur le fond vaporeux des figures passent ; une mère tient son enfant qui présente l’épi colossal. Une fée brune épand le turquoise pâle de son aérienne tunique avec le doux geste d’un baiser, une muse incardine et blonde, la cithare en main se tient debout près du peintre et la délicieuse accolade de familiarité sublime qu’une pensée câline donne au poète pensif voluptueusement sous les traits blancs à peine rosés par l’heure d’un ange gardien virginal aux ailes d’or ».
L’Artiste, revue de l’Art contemporain, compte-rendu du Salon de 1895, t. IX, p. 344-356.
Dans La Dépêche du 6 mai 1896 Armand Silvestre voit ainsi le côté attenant à la Salle des Fêtes :
« Sous un ciel d’apothéose très calme…dans un frisson de violette tendre flottant dans des azurs très pâles et des ors amortis, des arbres aux silhouettes aux petites branches aux verdeurs tendres encore cuirassées d’or par le couchant comme des chevaliers se dressent et se découvrent des figures d’un caractère hiératique et cependant imprégnées de grâce moderne et vivante symbolique autour de portraits réels tels ceux du grand orfèvre sculpteur Dampt et de celui de notre compatriote Maillol si doucement extatique dans le double enveloppement de sa barbe et de ses cheveux, inspiré certainement par cette musique ambiante qui chante aux frondaisons nouvelles et rythmant d’une main alanguie la mélodie qui naît de son renom ».
13 Dampt est un ami fidèle qui tient et contemple ici « une réduction de sa Minerve ». Il fait partie d’un groupe dont la devise est « l’Art dans tout », collabore vers 1907 aux sculptures campaniles du Sacré-Cœur et aussi exécute un groupe curieux par la juxtaposition des matières où un chevalier en armure de bronze enlace une jeune fille d’ivoire fort alanguie !
Maurice Rheims, L’Art 1900 ou le style Jules Verne, Arts et Métiers graphiques, 1965, 427 p., 565 ill. p. 12, ill. 101.
14 Alphonse de Calonne est indigné :
« Je relève un défaut qui choquera tous les esprits délicats, c’est le mélange de figures nues avec des figures vêtues de notre façon de nos vestons. Ce contact a pour effet de faire ressortir dans le nu le déshabillé… Henri Martin qui aspire à être jugé un peintre sérieux devrait s’abstenir de ces bagatelles ».
Le Soleil, 25 novembre 1892, Archives Nationales F 21 43 98.
Trente ans après Le déjeuner sur l’herbe de Manet, on croit rêver !
15 Dimiers, p. 286.
16 L’Artiste, 1895, t. IX, Compte rendu du Salon, p. 350.
17 L’Artiste, idem.
18 Dimier, idem.
19 A. Silvestre, La Dépêche, 6 mai 1896.
20 L’Artiste, idem.
Le hasard bienveillant a voulu que la salle décorée par Puvis de Chavannes à l’Hôtel de Ville de Paris jouxte celle ornée par Henri Martin. Par ailleurs, il faut constater que la décoration de la Bibliothèque de Boston de 1894 Les Muses inspiratrices acclamant le Messager de la Lumière, a un titre bien proche de celui choisi par Henri Martin. Est-ce pur hasard ?
C. « Le successeur de Puvis de Chavannes »
Dans les dernières années du XIXe siècle se dessine nettement l’évolution d’Henri Martin. D’abord qualifié d’imitateur de Seurat, le voici considéré, de façon éphémère d’ailleurs, comme disciple de Puvis de Chavannes1. Bientôt heureusement, il se décidera à être lui-même avec simplicité.
Dix ans après l’éclat de La Fête de la Fédération, il attire sur lui, une fois encore, l’attention des milieux artistiques. En 1899 il expose au salon une vaste toile de près de vingt mètres carrés intitulée sur le catalogue du Salon Sérénité. Si ce tableau semble ensuite s’être adjoint en sous-titre Le Bois sacré, ce n’est point l’effet du hasard. La tradition initiée par Léonce Bénédite et reprise par Valmy-Baysse voudrait que cette vaste et lumineuse composition ait amené Puvis de Chavannes à déclarer à propos d’Henri Martin : « Celui-ci me continuera »2. Léonce Bénédite affirme que le Maître aurait fait cette déclaration mémorable « tout haut après un examen attentif »3 mais reconnaît aussi que les deux peintres ne se connaissent pas personnellement et ses dires sont confirmés par Martin-Ferrières4. Il faut cependant signaler que l’ami fidèle Aman-Jean, encore lui, connaît par contre fort bien le maître lyonnais et on peut tout de même supposer qu’il a fait part à ce dernier de sa propre admiration pour l’artiste toulousain5.
Comment se présente la composition qui a valu à Henri Martin une telle filiation ? Voici la description qu’en donne le critique de La Dépêche du 28 avril 1899 :
« Dans un ramier planté de peupliers frêles, aux fines branches dans une prairie où chantent les eaux courantes d’un ruisselet, des vieillards assis drapés de blanc, nobles et graves…suivent le vol alangui des muses, tandis qu’une jeune mère élève joyeusement entre ses bras son enfantelet nu sous le regard du père nonchalant couché près de là, des vierges couronnées de fleurettes dansent en rond : plus loin, mélancolique, un artiste rêvasse ».
Il nous semble difficile que Puvis retrouve en cette œuvre « cet héroïsme simple et familier qui est le sien, où la noblesse est faite de naturel et non d’emphase »6, car les personnages d’Henri Martin paraissent un peu déguisés et gênés de l’être !
La comparaison de certaines parties des deux œuvres, assez semblables au premier abord tourne au désavantage d’Henri Martin. Par exemple, dans Sérénité, trois muses vêtues de camisoles raides s’élèvent abruptement dans l’atmosphère, certainement entraînées par la lyre « instrument suranné mais sacré »7 à laquelle s’accroche la première d’entre elles ; au contraire, les trois muses du Bois sacré, enveloppées dans les plis souples de leurs tuniques se contentent de suivre une trajectoire parallèle au sol. Dans les deux compositions, se retrouve un personnage allongé de dos auprès de la rivière ; chez Puvis, la tête appuyée sur le bras lui laisse quelque nonchalance, la même pose, chez Henri Martin, donne l’impression d’un linceul surmonté d’un canotier ! Puvis n’hésite pas à dénuder largement ses créatures antiques tandis que Henri Martin, lui, ne laisse apparaître que timidement ici une épaule, là un bras.
La filiation revendiquée est certes difficile à nier. Comme son maître du moment il sait animer l’espace, trouver l’équilibre entre les divers groupes. L’œil se repose où il en ressent le besoin, trouve les personnages à l’endroit où les réclame la logique interne de l’œuvre. De même, l’impression qui se dégage est bien celle annoncée par le titre : harmonie, calme, paix retrouvée et Henri Martin qui, plus tard, aimera tant les coloris éclatants et lumineux, affectionne alors les teintes froides et délavées qui rappellent la discrétion de Puvis en matière de couleur. Pourtant déjà, sourd la prochaine évolution d’Henri Martin. La nature n’est point, comme chez le maître lyonnais, le cadre désincarné, la toile de fond idéale qui laisse libres de se mouvoir les personnages. Les peupliers de Saint-Vincent Rive d’Olt, où Henri Martin a passé les étés des dernières années du siècle au lieu de s’effacer au profit du sujet, s’insinuent dans le moindre espace laissé vide et l’ombre de leurs feuillages vient occuper le premier plan. Les arbres de Puvis dont les feuilles ne peuvent ni jaunir, ni tomber, sont le symbole d’un temps arrêté, tandis que ceux d’Henri Martin sont tout prêts à déplisser leurs petites feuilles frémissantes.
Avant même la fin du mois de mai, la ville de Paris et l’Etat se proposent d’acheter la composition. L’Etat l’emporte pour 5 000 francs et en fait don, honneur suprême, au Musée du Luxembourg le 24 août 18998.
La même année 1899, le 10 juin, un arrêté du Ministère des Beaux-Arts charge le peintre d’exécuter la décoration picturale du plafond du cabinet du maire et du plafond de la salle des commissions du nouvel Hôtel de Ville de Tours pour la somme de 10 000 francs. Il lui est demandé de s’entendre avec Monsieur Laloux, architecte du monument9 en ce qui concerne le choix des sujets, la forme générale et la dimension des emplacements à décorer. L’esquisse du plafond représente une Allégorie de la paix est approuvée le 22 novembre 1899 pour Laloux et par A. Silvestre qui la décrit ainsi : « un vieux et une vieille sont assis sur le seuil d’une maison rustique dont les arbres dissimulent en partie le toit. Un enfant dort sur les genoux du vieux et l’impression est celle d’une parfaite béatitude »10. Dans la réalisation définitive, l’enfant éveillé se pelotonne dans les bras de la femme qui semble avoir rajeuni. A la demande d’Armand Silvestre, une modification a aussi été faite sur la figure de l’allégorie de la Paix qui monte dans un ciel « aux transparences de violet et d’or » : au lieu de brandir le rameau d’olivier, elle le tient simplement dans sa main « comme aux vierges un lys »11 ; ce geste donne beaucoup plus de sérénité à l’ensemble.
L’Allégorie de l’Aurore, la seconde décoration, est encore plus dépouillée ; un paysan, peint à touches décidées, salue avec simplicité le jour qui se lève. Ce sujet n’occupe qu’une faible partie de ce plafond de grandes dimensions donnant ainsi certaine impression de rigueur12. Dès juin 1900, les deux œuvres sont prêtes à être expédiées à Tours. Là se situe un incident : l’emballeur qui juge « les allégories trop vagues pour lui permettre une indication quelconque » les envoie à …Toulouse. Heureusement, début août, avant de repartir pour Labastide-du-Vert, Henri Martin parvient à les remettre dans la bonne direction et en profite pour réclamer le solde qui lui est dû13. Envoyer à Tours ces décorations n’était guère pressé puisqu’elles ne sont mises en place qu’au cours de l’été suivant14.
Les commentateurs des œuvres d’Henri Martin ont rarement cité ces plafonds. Ils sont pourtant dignes d’intérêt car, pour la première fois, au lieu de la sempiternelle muse que nous pouvions attendre pour symboliser l’aurore, on rencontre un paysan aux traits virils. L’atmosphère de Labastide commence à l’influencer et, pour donner vie au bonheur paisible, il choisit aussi une modeste famille. Sous le dessin vigoureux, le pointillisme ne se cache plus tandis que la tonalité s’éclaire. Bien sûr il reste une figure allégorique, toute de blanc vêtue, comme il en reste une et munie de sa sempiternelle lyre dans Bucolique qui date de 1901. On ne se défait pas aussi vite de solides habitudes, même si elles sont assez déplorables !15. Le haut de cette composition a une forme curieusement cintrée. Ce grand panneau semble presque constitué de deux parties accolées et sans lien très apparent entre elles. La partie droite représente des scènes campagnardes, tandis que la partie gauche est encore d’inspiration allégorique. Cette dualité matérialise peut-être le conflit qui existe en ce début de siècle dans l’âme et l’inspiration de l’artiste. C’est ainsi qu’un poète à genoux couronné de lauriers médite, tête baissée, et qu’une muse près de lui prend son essor, brandit sa lyre et la présente à de braves gens qui vivent tranquilles et heureux sans se préoccuper de cette apparition. Et pourtant la vie familiale et champêtre de la partie droite est réussie. Dans le fond, parmi le jaune intense des blés, les hommes, en l’occurrence des faucheurs, travaillent. Au premier plan, sous l’ombre trouée de lumière des pins, la tendresse domine sous la forme d’un enfant s’accrochant aux jambes du vieux berger et d’une femme assise faisant corps avec le bébé qu’elle berce. L’artiste se contente de décrire, avec sincérité, ce qu’il voit à Labastide-du-Vert sans avoir recours à une sérénité de convention. Le métier lui permet de placer avec habileté les personnages sur le sol qui remonte et de distribuer la pâte selon les besoins par touches épaisses ou allongées. L’affirmation de Segards selon laquelle cette Bucolique « marque la fin de la seconde existence d’Henri Martin »16, est juste.
Bien que les ressemblances avec Puvis de Chavannes s’estompent rapidement par la suite, leur évolution artistique présente cependant des similitudes puisque tous les deux, décorateurs à maturation lente n’ont trouvé leur équilibre intérieur que vers leur quarantième année ; la même gravité tranquille habite leurs œuvres, mais intellectuelle et intemporelle chez Puvis, elle est simplement quotidienne et solidement ancrée dans la réalité chez Henri Martin. La couleur, secondaire chez le premier, a tendance à envahir les compositions de plus en plus lumineuses du second.
1 Vers la fin du siècle, la parenté avec Fantin-Latour avait aussi été soulignée par les critiques.
2 Valmy-Baysse.
3 Art et Décoration, 1900. Léonce Bénédite, « La Lyre et les muses », p. 110 à 117. p.112.
La critique ajoute « l’ambition d’Henri Martin sera de réaliser cette glorieuse prophétie, son honneur est d’avoir pu faire naître cette formule d’adoption sur les lèvres d’un tel juge ». Il s’agit vraiment d’une prophétie puisque Puvis de Chavannes est mort le 24 octobre 1898 alors que Sérénité a été exposé les premiers jours de mai 1899 !!
4 Interrogé oralement sur ce point précis, Martin-Ferrières a été affirmatif.
5 François Aman-Jean, L’Enfant oublié, chronique, 330 p., Buchet-Chastel, 1963, 330 p., p. 61.
6 Léonce Bénédite, ibidem.
7 Ibidem.
8 Archives nationales F 21 2140. Le Musée de Nantes réclamait depuis 1913, une œuvre importante d’Henri Martin et obtint Sérénité en 1927, rendue au musée d’Orsay en 1979.
9 Cette commande est payée moitié par l’Etat et moitié par la ville de Tours. Arch. Nationales F 21 2140.
Doit-on voir dans cette abondance de commande une coïncidence ou un mécénat dirigé vers les peintres méridionaux par le Ministre des Beaux-Arts d’alors : Georges Leygues ?
10 Bulletin Municipal de Tours du 19 mai 1899.
Cette collaboration a certainement été fructueuse, ou du moins sans incident, puisque Henri Martin portraiture Laloux, quelques trente ans plus tard, pour le Monument aux Morts de Cahors.
11 Arch. Nationales F 21 2140.
12 Ibidem.
13 La commande porte des dimensions égales pour les deux plafonds, ce qui ne semble pas correspondre à la réalité actuelle.
14 Arch. Nationales F 21 2140.
15 Après être longtemps resté dans l’atelier de l’artiste, Bucolique a d’abord échoué au restaurant universitaire de la rue des Lois à Toulouse avant d’arriver au musée des Augustins. Cette toile était dans un état déplorable, certainement abîmée par les vapeurs qu’exhalaient les cuisines proches du restaurant universitaire. La couche superficielle de peinture avait même disparu par endroits, par exemple pour la draperie qui habille le poète. Ce fait permet de constater que le peintre enduisait la toile préalablement avant de la peindre d’un fonds, ici, de couleur mastic.
16 Segards, p. 40.
Chapitre III : Les œuvres de la maturité
Le 15 juillet 1914, Camille Mauclair, dans Le Cri de Toulouse, pouvait écrire que « c’est l’honneur de ceux qui se sont succédés depuis 1889 à la direction des Beaux-Arts d’avoir permis à ce noble talent de s’exprimer en toute liberté sur les murs de nos édifices publics ». En effet, entre ces deux dates la célébrité d’Henri Martin comme décorateur est à son apogée, les commandes affluent et il travaille sans relâche.
A. « La Mecque pour les admirateurs d’Henri Martin »
C’est en ces termes qu’est défini Le Capitole de Toulouse dans la notice biographique éditée à New-York sur ce peintre par la galerie Wally F. Findlay. Cette comparaison correspond d’ailleurs au sentiment profond qu’avait Henri Martin vis-à-vis de la salle qui porte son nom ! Lors des premières discussions à propos de cette commande, en particulier sur son prix, il assure à la direction des Beaux-Arts : « 35 000 francs évidemment c’est bien peu. J’accepterai cependant et presque avec joie à cause de tel ensemble que je désirais réaliser. J’espère vivement que vous voudrez bien m’aider à la réalisation d’un tel rêve »1 ou encore dans une lettre adressée à Jean Rivière vers 1908, il s’exclame : « Quelle joie quand nous irons, tous deux, pour la première fois voir toute cette salle où j’aurai étalé de la vie et du rêve. J’ai fait de mon mieux pour que ce soit l’œuvre capitale de toute ma vie d’artiste »2.
S’il est réconfortant que ce soit sa ville natale qui lui ait offert cette joie, bien des difficultés cependant se sont accumulées avant que cet ensemble ne soit réalisé.
En 1899 déjà, lors de l’inauguration de la Salle des Illustres le ministre Léon Bourgeois, en tournant son regard vers les salles voisines, avait fait entendre au nom de l’Etat de solennelles promesses pour leur embellissement3, mais c’est à son successeur qu’il appartiendra de tenir ces promesses. Une fois les crédits trouvés, se pose le choix des artistes. Un conseiller municipal, Monsieur Bedouce, juge qu’il serait meilleur que chaque artiste ait une salle entière à décorer ; le maire réplique que trois ou quatre artistes seulement auront alors une commande4. Dès le 7 juillet 1899, le directeur des Beaux-Arts, Monsieur Bigart, donne la liste des artistes choisis ; au premier rang figure Henri Martin5. L’affaire semble donc définitivement réglée. Mais, Monsieur Denjean, un autre conseiller municipal, regrette par exemple l’élimination presque complète des jeunes artistes et le fait qu’au contraire « les privilégiés, aidés ou bien apparentés, comme les fils Laurens, disposent de vastes surfaces à décorer »6.
Jalousies et critiques continuent de telle sorte que le maire faillit revenir sur sa décision de confier une salle entière à Henri Martin. Ce dernier ne conserve sa commande que grâce à l’intervention du directeur de La Dépêche qui le tenait en haute estime, en particulier parce qu’en 1899 Henri Martin avait participé avec succès à l’exposition du Hall de La Dépêche7.
Enfin, par un arrêté du 11 septembre 1900 : « Henri Martin, artiste peintre, est chargé d’exécuter treize panneaux à deux mille francs l’un et cinq plafonds »…8. L’artiste voudrait remplacer les plafonds par deux panneaux momentanément réservés pour recevoir des glaces9. Satisfaction lui est donnée et il ne lui reste plus qu’à se remettre à l’ouvrage.
Au fils des années, les quinze panneaux sont terminés et exposés au Salon des Artistes Français, une première partie en 1903 et l’ensemble au grand complet en 1906.
Dès l’année suivante les incidents avec la municipalité toulousaine reprennent : Henri Martin craignant que les travaux de sa salle ne soient point encore commencés fait part au Ministre de son appréhension d’envoyer la toile des Faucheurs à Toulouse où elle risque probablement de rester roulée de longs mois10. Ses craintes sont fondées car, quatre ans plus tard, en avril 1911, les conseillers municipaux de Toulouse se plaignent auprès de l’architecte de la ville de la lenteur des travaux du Capitole et lui enjoignent de faire diligence, car disent-ils « il y a trop longtemps qu’on voit des échafaudages »11. De passage à Toulouse en juillet 1912, le peintre, lui-même désolé et même écoeuré de tant de négligences, compte sur une visite du maire pour faire terminer sa salle12.
Il semble que les travaux soient achevés avant la Première guerre mondiale et que les quinze panneaux soient enfin mis en place.
Si les Toulousains ont dû attendre bien longtemps avant de contempler l’ensemble qui leur est destiné, les visiteurs du Salon des Artistes français, plus favorisés, peuvent voir dès 1903 les panneaux représentant le travail rustique exposés sous le sous-titre « Les trois âges de la vie » et dont le panneau central s’intitule Les Faucheurs. Il nous est difficile d’imaginer le succès remporté par cet ouvrage auprès du public, bien qu’il n’ait cependant pas obtenu la médaille d’honneur. Il y eut, à l’occasion du vote du jury du Salon des Artistes français, « une véritable bagarre avec des coups de canne sur les chapeaux hauts de forme » et on entendit crier de tous côtés « Vive Henri Martin »…13
Au Salon de 1906, il ne peut même pas prétendre à cette médaille en vertu du règlement qui met hors concours tout artiste auquel une salle entière est consacrée, ce qui est en effet le cas. « C’est un insigne honneur auquel on ne connaît que deux précédents »14. Sont exposés tout l’ensemble du Capitole, les quatre-vingt-sept études ou dessins qui ont été nécessaires à son élaboration et un tableau dénommé L’Inspiration15. Il sera ensuite malaisé de traiter d’improvisateur un artiste qui étale ainsi, sous les yeux du public, la somme de ses travaux préparatoires !16
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* *
En un grand dessein, ce travailleur infatigable veut glorifier le travail. Sur toute la partie gauche de la salle qui lui est confiée, il choisit de représenter les activités campagnardes, essentiellement la fenaison, dans un cadre très inspiré des paysages lotois : sur la partie droite, par contre, le travail intellectuel est personnifié par des promeneurs sur les bords de la Garonne.
Il adjoint aux travaux des champs une triple équation d’un symbolisme un peu élaboré. La jeunesse s’incarne dans un matin de printemps ; la maturité s’épanouit au soleil de l’été à midi, et la vieillesse se contente du soir de l’automne. L’œil suit, sans effort, cet enchaînement habilement mené par la ligne des collines, la rivière qui serpente et la succession rectiligne des peupliers.
Dès l’entrée de la salle, du côté gauche, un petit paysage élargit le panneau du Printemps : collines bleues, gazon tendre parsemé de boutons d’or, arbres fruitiers en floraison rose et blanche. Parmi les moutons discrets17 se tient un couple d’amoureux pudique et un peu guindé comme le plupart des couples représentés par Henri Martin. La jeune fille s’absorbe dans son tricot avec une jolie inclinaison du cou, tandis que, la veste sur l’épaule, le garçon la regarde.
Pour les panneaux représentant Les Faucheurs en été, dans une luminosité accrue, des hommes armés de faux, d’un mouvement lent et rythmé montent en deux vagues à l’assaut de la prairie.
La silhouette frêle et courbée d’une petite vieille accompagnée d’une chèvre et de son biquet se tient dans le coin du panneau de L’Automne. Là les hauteurs s’estompent tandis que le village tasse frileusement ses chaumières closes : les peupliers ont perdu leur ramure ; des feuilles mortes jonchent le sol.
Enfin, à l’extrémité de la salle qui jouxte la Salle des Illustres c’est L’Hiver ; la neige couvre coteaux et chemins ; la nuit tombe sur l’église qui « par ses arêtes vives, ses surfaces trop lisses et son équilibre chancelant ressemble fâcheusement à un jouet de Nuremberg »18. « Au terme de cette solitude et de ce deuil, c’est le refuge de la tristesse et le signe de l’espérance »19 ; en l’occurrence c’est l’église de Labastide.
Henri Martin, décorateur à la fois d’instinct et par métier, sait concevoir avec ampleur, penser et organiser dans l’espace. Pour la décoration des travaux des champs, par exemple, la courbe du ruisseau cintre la composition et conduit le regard du premier panneau, où elle s’approche du spectateur, vers le panneau central où elle s’éloigne donnant une impression de profondeur et de perspective sans recourir aux moyens traditionnels, profondeur accrue par l’ombre qui s’allonge. Sur le dernier panneau enfin, le ruisseau revient au premier plan. Le rythme ternaire choisi se retrouve pour la bordure des peupliers et pour le groupement des personnages, mais n’étant pas systématique il échappe à la monotonie, donnant à cet ensemble un mouvement lent et tranquille.
Rien de mièvre ne se discerne dans la manière de peindre d’Henri Martin, dans sa virgule massive et impérieuse. Ses personnages taillés à grands coups de couteaux dans l’épaisseur de la pâte ont une robustesse et une simplicité qui naissent curieusement d’une touche en apparence discontinue20. Isolons un fragment de la prairie des Faucheurs pour saisir, avec plus de précision, cette technique. L’herbe ondule sous la faux en longs filaments jaunes et verts qui semblent s’emmêler, souples et mouvants. Ils s’opposent par leur fluidité, au travers de laquelle l’air paraît circuler, à la matière granuleuse déposée en petits paquets de couleur qui constituent la prairie au repos. Si le rouge des coquelicots vient ici en surimpression, l’herbe n’a pas de couleur elle-même, c’est la lumière qui lui en fait don. D’un vert franc lorsqu’elle est à l’ombre, elle se métamorphose au soleil en un jaune éclatant, se mêlant au rouge lumineux des coquelicots. Ces trois couleurs ne forment pas un assemblage criant, comme on pourrait s’y attendre, tant elles s’unissent en une harmonie certes forte, mais joyeuse qui est celle couramment employée par Henri Martin vers le milieu de sa vie.
Sur le côté droit de la salle un autre jour se lève, mais cette fois sur Toulouse et plus précisément sur les Jacobins, le pont et le quai Saint-Pierre. Au-delà du fleuve animé par les bateaux des pêcheurs de sable, se déroule le panorama des quais de la Garonne, ses maisons inégales et sans grâce trouées de fenêtres aveugles, le lourd portique de la Daurade. Mais si Henri Martin a travaillé sur le motif21, il a été peu sensible à la poésie des quais de Toulouse transformés ici en décor de cubes roses. Le premier plan est occupé par une prairie bossuée car, peu respectueux de la réalité, le peintre a, par un subterfuge, fait glisser vers l’aval de la prairie des Filtres qui convenait mieux à ses promeneurs. Les premiers qui s’avancent sont un couple d’amoureux de la ville cette fois : « Le pêcheur de sable qui tient par la main la fille de Saint-Cyprien »22.
Les personnages du panneau central sont dénommés Les Rêveurs mais auraient pu être, plus irrévérencieusement définis ainsi : « Les barbichus de la Troisième République, hauts de forme ou canotiers se promènent au bord de l’eau »23. Selon Segards « isolés ou groupés tous ces personnages lèvent la tête pour regarder si le temps est incertain ou la baissent comme s’ils avaient un sujet personnel de préoccupation »24. Ils ne donnent à aucun moment l’impression d’une quelconque vie intellectuelle. Si, pour Gustave Geoffroy : « ils ont une allure extatique somnambulique qui est la volonté de marquer la réflexion »25 pour Paul Jamot : « il y a une rigidité voulue, un groupement arbitraire »26. Ce serait plutôt le contraire : la rigidité est un défaut assez habituel à Henri Martin lorsqu’il peint des sujets pour lesquels il n’est pas à l’aise ; le groupement est par contre logique. Les personnages du premier plan, un, puis deux groupes de trois, vont vers la gauche tandis qu’à l’arrière-plan deux couples se dirigent en sens inverse. Leurs pieds déterminent une spirale souple relativement habile. L’artiste d’ailleurs fait disparaître son ami Jean Rivière « des bords de la Garonne » parce que, immobile et pensif, au centre exact du panneau, il ralentissait le rythme des promeneurs27.
Comme la Municipalité l’avait déjà souhaité pour la salle des Illustres, les quais de la Garonne doivent servir de Panthéon local et glorifier, sous la houlette de Jean Jaurès, les penseurs ou célébrités du cru. Ces personnages, ressemblants aux dires des contemporains, sont sensés être représentatifs « de l’éloquence, de la philosophie ou de l’art de peintre de notre région »28, et seraient plutôt représentatifs de la famille et des amis de l’artiste. Bonis, peintre dont Les Vendanges orne la salle voisine s’avance le premier, puis René Martin, le second fils du peintre, précède d’un pas Bellery-Desfontaines, décorateur et ami, mort prématurément vers 1909, qui ici écoute respectueusement Jean-Paul Laurens. Nous ne savons pas pourquoi Bellery est doté d’un panier de pêche. Une certaine majesté se dégage de la haute silhouette et de l’attitude de Jean-Paul Laurens qui, d’un geste de la main, semble vouloir préciser sa pensée. Même dégagé de son influence, il est patent qu’Henri Martin conserve respect et admiration pour son maître. Passant au fond Bedènes, directeur des services parisiens de La Dépêche, et un fils de l’artiste plongé, lui, dans un livre tandis que Madame Henri Martin s’appuie sur le bras du dernier de ses enfants. Enfin le groupe où l’on distingue le peintre et ami de toujours, Boggio, est dominé par la lourde silhouette de Jaurès en paletot mastic et canotier. Le philosophe prend ici le pas sur le tribun, l’attitude à la fois familière et absente donne une impression de force tranquille.
Tout autour de ces rêveurs absorbés, la vie continue : des pêcheurs de sable s’affairent sur leurs barques à fond plat, le bateau-lavoir29 fume, deux femmes portant le chapeau toulousain de paille blonde à ruban noir sont assises dans l’herbe. Plongé dans ses pensées, un poète grisonnant s’éloigne solitaire vers le Pont Neuf et la Dalbade30 sur laquelle se lève, dans une lumière verdâtre, une lune ronde ; ce dernier panneau ajouterait une touche presque romantique à un sujet qui ne l’est guère. Bien que le métier d’Henri Martin lui permette d’exécuter de vastes compositions, de placer convenablement les personnages, il est malaisé pourtant de considérer Les Bords de la Garonne comme une réussite, tout d’abord parce que l’artiste, peu sensible au charme des villes, même de sa ville natale, ne sait pas rendre aimable « le noble profil de Toulouse, la rouge »31, mais aussi parce qu’il sait encore moins rendre le travail intellectuel32 qui est étranger à sa personnalité intime. Pour plusieurs des personnages des Bords de la Garonne Henri Martin a fait des études préalables, aussi est-il fructueux de les examiner. Dans ces dessins le trait n’est pas continu, mais sans cesse repris, tremblé aperçu de près, ferme vu de loin. La main de Jean-Paul Laurens est cernée avec vigueur tandis que les traits creusés de son visage sont rendus par une multitude de petits traits longitudinaux. Ses dessins ne sont pas de simples contours, il remplit presque entièrement l’intérieur du sujet, mais en rendant déjà compte des ombres et de la luminosité. Dans le dessin de la jeune fille tricotant des Amoureux, il est déjà apparent que sa nuque sera éclairée, car y sont laissées de petites plages claires tandis que son visage penché est dans l’ombre. Le cou de Bellery-Desfontaines, par le jeu de l’ombre, devient presque aussi foncé que sa barbe, mais son pied arrière et sa main droite qui seront cachés par Jean-Paul Laurens sont à peine esquissés, juste mis en place. L’artiste a, envers son dessin, une grande fidélité…même vis-à-vis des défauts et c’est ainsi que, par exemple, la main de Bellery-Desfontaines qui tient le panier de pêche est aussi malhabile sur la décoration définitive qu’elle l’était sur l’esquisse.
Ce tour d’horizon terminé, quelles impressions peuvent être retirées de cet ensemble ? Que cette « Mecque » justifie ou non le pèlerinage qu’importe !
En dehors de tout jugement esthétique la salle Henri-Martin du Capitole permet de poser des problèmes qui intéressent toute l’œuvre décorative de l’artiste et rassemble la plupart des thèmes que l’artiste aura ensuite l’habitude de traiter.
Sur un point particulier cet ensemble marque un jalon : pour la première fois aucune muse pourvue d’accessoires n’encombre le ciel serein. Les Faucheurs ont échappé de justesse à cette compagne puisque l’esquisse que l’artiste croyait définitive représentait un poète et une muse passant dans le paysage où s’activent les paysans ! En travaillant sur le motif Henri Martin diminue peu à peu l’importance de ce groupe et, comprenant enfin la simplicité tranquille de la nature en elle-même, il se décide à éliminer tout personnage conventionnel33.
On ne peut nier que le symbolisme un peu fruste d’Henri Martin ne soit lassant ; il lui a attiré souvent des commentaires amusés ou agacés, un de ses contemporains affirme que : « le parallélisme des heures, des saisons et des âges n’est même pas justifié par la vraisemblance ; les jeunes gens n’ont pas plus la spécialité de bucoliser pendant les seules matinées de printemps que les vieillards, infiniment plus sensibles aux intempéries, la coutume peu hygiénique de déambuler par les seuls soirs d’automne »34. Tout en assurant « que la fantaisie et l’invention tiennent du prodige »35, Monsieur Bennassar quant à lui fait une description ironique mais assez exacte, il faut en convenir : « Il y a un printemps, des fleurs obligatoires jouent avec une lumière obligatoire. Il y a l’été : des paysans fauchent un près où de jeunes demoiselles, en chemise de nuit à ce qu’il semble, chassent les papillons. Et voici l’automne accablé de feuilles mortes, l’hiver enseveli sous la neige, la plus belle chute du siècle »36.
En effet, dans cette vasque fresque du Capitole, Henri Martin utilise des matériaux issus du symbolisme et qu’il laisse inexploités en tant que peintre de chevalet. Il se complaît en particulier dans la comparaison entre la fuite des heures (matin, midi, soir), la succession des saisons (printemps, été, automne) et leurs rapports avec l’existence humaine (jeunesse, âge mûr, vieillesse). Certes il y a peu, en art, de comparaisons plus faciles ou plus éculées que celles-là, mais il lui redonne une nouvelle fraîcheur par la sincérité naïve et l’enthousiasme avec lesquels il l’emploie. Les variations de la lumière au cours de la journée, la ronde des saisons, sont la recherche essentielle qu’il poursuit inlassablement avec une rigueur presque scientifique ; levé dès l’aube, guettant l’apparition des bourgeons, souhaitant l’arrivée de la neige…Il aurait pu certes ne point se croire obligé de mettre cette recherche au bénéfice d’une idée, mais cette autodidacte n’a la conscience apaisée que lorsque les décorations qui lui sont demandées peuvent instruire ceux qui viendront les contempler.
L’idéalisme et l’allégorie ont cédé la place à un réalisme qui prend racine et se développe dans sa terre d’Occitanie ; ainsi des peupliers qui servent de fond aux panneaux campagnards dont il connaît, par une longue pratique, les effets que l’on peut obtenir des lignes presque droites de leurs troncs, de celles capricieuses de leurs ombres. Les quais de la Garonne, les collines lotoises ne sont pas un simple décor, mais l’unique cadre dans lequel il lui soit possible de peindre même si l’hommage à sa ville natale est rendu avec moins de bonheur que l’hymne à sa terre d’adoption.
Travaillant lui-même sans relâche, Henri Martin désire magnifier le Travail tout en éprouvant bien des difficultés à matérialiser le travail intellectuel. C’est ici la première fois qu’il s’attaque à cette besogne ô ! combien ardue ! Lui-même naturellement peu porté vers le domaine de la pensée, les élucubrations intellectuelles lui sont étrangères.
Par contre, l’artiste se sent bien plus à l’aise pour les panneaux célébrant les travaux des champs parce qu’il aime ces paysans qu’il voit quotidiennement travailler à Labastide et qu’il connaît. Il éprouve du respect pour leur peine qu’il sait rendre sensible sans ostentation. Une joie sereine sourd de ses décorations, car, même pénible, le labeur des paysans est à l’échelle et au rythme de l’homme et se déroule au milieu de la nature.
A propos de l’ensemble du Capitole et des Faucheurs en particulier, peut aussi s’envisager un problème intéressant posé par l’œuvre décorative d’Henri Martin. Il est en effet un des rares artistes qui ait tenté, avec obstination37, et avec des possibilités qui n’ont rien de comparable avec celles de Cézanne, à « faire de l’impressionnisme quelque chose de durable ».
Il y a peut-être une explication simple qui tient à la personnalité elle-même simple d’Henri Martin. Adapter l’impressionnisme aux grandes surfaces, chez lui découle d’une double nécessité plutôt que d’une volonté délibérée : il a indéniablement le sens décoratif, aime animer les murs, et par ailleurs il ne sait peindre que par touches juxtaposées ; aussi, associe-t-il les deux faits. L’art monumental, presque apparenté à la statuaire, qu’est la décoration serait plus proche de la rigueur pointilliste que le désir de saisir le fugitif et de rendre l’éphémère qui anime l’impressionnisme. Matériellement les deux procédés demandent à être vus de loin, or, a priori, une décoration ne peut s’appréhender qu’à une certaine distance, rapprocher le pointillisme et la décoration relèverait donc d’une tentative logique. Etienne Souriau juge qu’Henri Martin y a réussi, sans la moindre mièvrerie, en laissant à la décoration sa grandeur murale et qu’il est le seul à l’avoir fait avec une telle maîtrise38. De même Paul Jamot trouve que le pointillisme rend l’admirable lumière qui baigne le paysage39. Mais les critiques ne lui sont point non plus épargnées, insistant sur ce que ce procédé a de lassant sur de grandes surfaces. Pour Les Faucheurs on reproche à ce peintre « payé à l’hectare », de « n’épargner ni peine, ni couleur »40, ou encore on juge que « c’est fait avec des pains à cacheter »… « sur vingt mètres de long »…41. Par ailleurs « les fonds de son tableau sont compromis par l’abus d’un pointillisme systématique et pâteux, l’épaisseur de la couleur alourdit de près l’œuvre »42.
L’histoire de l’art peut faire preuve d’ironie inattendue puisque Henri Martin a eu un imitateur où il ne l’aurait certainement point cherché. Les Faucheurs, tel L’Angelus de Millet ou la gare de Perpignan devront peut-être connaître un renouveau de popularité grâce…à Salvador Dali. Dans la partie supérieure droite d’un petit tableau datant de 1958 et répondant au titre pittoresque de Dionysos crachant l’image complète de Cadaquès sur le bout de la langue d’une femme à trois étages43. Salvador Dali utilise la partie centrale des Faucheurs. Le peintre a structuré et simplifié les attitudes, accentué la luminosité et le pointillisme, traduit sans trahir. Si Dali a copié avec une fidélité exacte et minutieuse, il a, en même temps, stylisé ce morceau et interprété de l’intérieur, reformulant avec vigueur une création antérieure.
Cet avatar contemporain pour une œuvre que l’artiste estimait capitale dans sa production l’aurait certainement étonné et on peut estimer que cette dionysiaque compagnie doit surprendre nos agrestes travailleurs. Cependant, cet emprunt à forme d’hommage, laisse rêveur quant aux affinités secrètes qui pourraient exister entre le maître catalan et l’artiste toulousain.
1 Arch. Nationales F 21 4370.
2 Correspondance personnelle obligeamment prêtée par Melle Rivière qui elle-même raconte «l’inquiétude profonde qui soudain le jour du vernissage des artistes français où il a exposé les Faucheurs cède devant l’admiration unanime…on le sent lui si fort, lui si dur parfois, soudainement retourné, ému presque aux larmes. Ah ! des instants comme ceux-là chère petite ». L’Art méridional, 1939, « Souvenirs » par Hélène Rivière, p. 6.
3 Bulletin Municipal, 1899, séance du 27 octobre 1899.
4 Ibidem.
5 Arch. Nationales F 21 4370. On y trouve par exemple Benjamin-Constant, Jean-Paul Laurens et son fils Paul-Albert.
6 Bulletin Municipal 1900, p. 145.
7 L’incident est relaté par Martin-Ferrières qui en trouve l’écho dans Le Miracle du Sourire de Patrice-Jean Gaultier. Ce dernier assure que Jean Lorrain de passage à Toulouse fit un article élogieux sur les peintures d’Henri Martin à la Salle des Illustres et que le Directeur de La Dépêche qui se doutait de la décision contraire du Maire l’appela et de dernier revint au projet primitif (Martin-Ferrières, p. 114-115).
8 Arch. Nationales F 21 4370. Le tout pour 35 000 francs payables en 5 annuités.
9 Ibidem. Il propose d’ailleurs que « les plafonds soient commandés quand la salle sera à peu près terminée, peut-être dans ou huit ans, moyennant une somme de 10 000 francs ». Ces plafonds ne seront jamais ni commandés ni exécutés.
10 Arch. Nationales F 21 4370.
11 Bulletin Municipal 1911, séance du 11 avril 1911.
12 Arch. Nationales F 21 4370.
13 Martin-Ferrières, p. 32.
14 Les Arts, Louis Vauxelles, « Le Salon de 1906 », p. 11. Il s’agit de Cormon en 1899 et de Detaille en 1902.
15 Ibidem.
16 Le travail qu’à cette époque accomplit le peintre est étonnant. Entre Les Faucheurs et Les Bords de la Garonne il a, entre autres œuvres, peint le triptyque de Marseille. En un an, de mai 1902 à mai 1903, il termine L’Eté panneau central des Faucheurs qui ne mesure pas moins de 7,75m sur 3,30m et mène à bien Le Printemps et L’Automne qui l’encadrent. Pour l’hiver par contre il a quelques difficultés, indépendantes de sa volonté, et il écrit en effet, en juin 1905, à l’Inspecteur des Beaux-Arts « qu’il le finira l’hiver prochain si la neige veut bien le seconder ». Arch. Nationales F 21 4370.
Mais il travaille, en même temps, aux Bords de la Garonne dont le panorama lui a demandé plusieurs voyages à Toulouse.
17 En 1941 de larges gouttières détériorent Les Faucheurs. Le maître, malgré son grand âge, vient lui-même les réparer ; juché sur un escabeau il affirme : « Je vais, non seulement réparer ce qui a été abîme, mais reprendre certaines choses ». En l’occurrence il veut éliminer quelques moutons. La Garonne, 25 octobre 1941.
Cette anecdote a été confirmée par le Docteur Bertrand appelé en toute hâte pour empêcher l’irréparable et que le peintre menaçait de son pinceau.
18 Les Arts, 1906, art. cité.
19 Ibidem.
20 Par des moyens techniques diamétralement opposés, les personnages d’Henri Martin ont parfois une densité comparable à ceux de Gauguin.
21 Voir 2ème partie, chapitre 1, note anecdote rapportée par Monsieur Mesplé.
22 En l’occurrence Elise, jolie brune au port de tête altier et modèle attitré du comte de Pibrac. L’Art Méridional 1939, Rozès de Brousse, « Henri Martin peintre occitan », p. 4.
23 B. Bennassar, Une Fille en janvier, 1968, Julliard, p. 205, p. 33.
24 Segards, p. 55.
25 La Dépêche, 2 mai 1906.
26 Gazette des Beaux-Arts, salon de 1906, Paul Jamot, p. 470.
27 Melle Rivière rapporte qu’Henri Martin disait à son ami : « cela me fait bien de la peine » et que la trace de la silhouette de Jean Rivière peut être retrouvée sur le panneau mais on ne connaît pas la date exacte à laquelle il retourna au néant. Cependant il existe encore dans la reproduction de Valmy-Baysse de 1908. A de nombreuses reprises on rencontre ce désir de revenir sur l’œuvre achevée.
28 Segards, p. 55.
29 Au siècle dernier les bords de la Garonne étaient animés d’une activité intense, les laveuses qui les fréquentaient avaient été choisies comme sujet principal par le peintre Henri Rachou.
30 Un intérêt archéologique s’attache maintenant à ce panneau puisque le clocher de la Dalbade s’est effondré le 16 avril 1926.
31 Rozès de Brousse, article cité.
32 N’est pas Rodin qui vent ! Mais la fréquentation, au dépôt des marbres, du sculpteur du Penseur a peut-être influencé Henri Martin.
33 Segards, p. 11, en note.
34 Art et Décoration, 1906, t. 1, p. 458.
35 B. Bennassar, Une Fille en janvier, p. 32.
36 Ibidem.
37 C’est ainsi que le définit Le Petit Larousse.
38 Préface de Martin-Ferrières, p. 9.
39 Gazette des Beaux-Arts, Salon de 1906, t. 1, p. 470, P. Jamot.
40 B. Bennassar, ibidem, p. 33.
41 L’Art Méridional, 1903, p. 11, n 244, Jean de l’Hers.
42 Les Arts, 1903, André Michel, n° 17, p. 3
B. Les Temples de l’argent et de la pensée : Décorations pour la Caisse d’Epargne de Marseille et pour la Sorbonne
Quelque soit le sujet qu’on lui propose et quelque soit le lieu qu’on lui soumette, Henri Martin transposant à peine sa propre symbolique ne traite finalement que les sujets et les œuvres qui lui tiennent à cœur. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’on trouve une unité de ton, en apparence inattendue dans des œuvres qui devraient être aussi différentes que les décorations destinées à une Caisse d’Epargne et celles destinées à la Sorbonne.
Le triptyque de Marseille, parfois intitulé « Les trois âges de la vie » reprend les rapports symboliques employés pour Les Faucheurs de Toulouse tandis que Le Crépuscule et L’Etude de la Sorbonne comme Les Bords de la Garonne veulent exprimer la méditation et le travail intellectuel.
A Marseille en 1904, Périclès Zarifi, mécène au nom sonore, commande à Henri Martin pour la Caisse d’Epargne de sa ville un triptyque qui est exposé à Paris au Salon de cette même année. L’œuvre orne la grande salle des assemblées générales de l’Hôtel Central des Caisses d’Epargne de Marseille. Irrésistiblement le mot « triptyque » implique pour l’artiste l’aube et la jeunesse, midi et l’âge mûr, enfin le soir et la vieillesse. Cette symbolique se double ici d’une apologie du travail qui fait la force de l’âge adulte, tandis que la jeunesse se consacre à l’étude et que le troisième âge profite d’un repos tranquille après l’épargne.
La forme arrondie de la partie supérieure des panneaux convient, à l’arrière-plan, au ciel ainsi qu’au panorama de Marseille assez habilement conçu mais mollement exécuté.
Sur le premier panneau L’Aube et la Jeunesse deux groupes de trois fillettes et trois garçons s’avancent en marchant absorbés dans leur lecture1 sans se soucier des travailleurs courbés sous leurs lourds couffins qui viennent en sens inverse. Selon Maurice Hamel « des enfants qui vont à l’école, parfaits de vérité naïve, s’enlèvent délicatement sur l’eau bleue »2, jugement convenant surtout pour la plus jeune des fillettes qui se laisse sagement mener par la main.
Le grand deux mâts qui se profile à gauche annonce le panneau suivant : Midi et l’âge mûr, sur lequel les armatures géométriques d’une forêt de mâts bouchent l’horizon ; la multitude des navires répond à l’animation des débardeurs « groupe un peu compact où l’air ne circule pas assez parmi les figures »3, personnes et objets ont de la consistance, sont vrais sans être d’une exactitude mesquine. Selon Segards « ces Marseillais sont des êtres en plein air faisant des gestes simples »4. Mais à côté de la note éclatante d’une fillette en rouge fouillant dans un couffin vert, le ciel violet taquine un peu l’œil. C’est vraiment Midi qui flamboie, écrasant les ombres, heurtant fortement les parties éclairées et celles dans l’ombre. Par rapport à une Etude du port de Marseille de 1902, certainement faite en vue de ce panneau, l’arrière-plan a disparu permettant aux bateaux et aux travailleurs de prendre de plus importantes proportions.
Sur le dernier panneau Le Soir et la Vieillesse, l’atmosphère surchauffée a cédé la place à une lune ronde qui éclaire seulement quelques pêcheurs sur leurs modestes barques. Les ombres légères s’allongent démesurément sur un couple, certainement des épargnants. Ces bourgeois vieillis, précédés d’une petite fille portant une poupée, croise un couple d’ouvriers, nanti de deux enfants, et qui doit avoir moins épargné. Une fois encore, une église se trouve fort à propos pour apporter l’apaisement à la fin de l’existence, mais si « l’escarpement de Notre-Dame de la Garde manque d’essor et de grandeur »5, ce n’est pas faute de l’avoir observé car Henri Martin a fait de nombreuses études de la « Bonne Mère » et les proportions trouvées dans ces esquisses se retrouvent dans ce dernier panneau du triptyque de Marseille.
Une utilisation habile de l’espace, une disposition cohérente des personnages, une certaine variété dans les mouvements de foule, telles sont les qualités de ce triptyque. Par ailleurs, il ne manque pas d’intérêt pour l’étude sociologique du début du siècle par sa représentation et sa juxtaposition du monde du travail et du monde bourgeois. Cependant les commanditaires n’avaient pas tort de juger l’apologie de l’épargne difficile à déceler.
Par rapport à l’ensemble de l’œuvre décorative d’Henri Martin, le panneau central est « la répétition générale » d’un des immenses panneaux de la salle du Conseil d’Etat postérieur de quelques vingt ans et qui représente la vie d’un port. Pourtant combien cette vue de Marseille apparaît prosaïque et sans envolée comparée à Marseille, porte de l’Orient peinte en 1869 par Puvis de Chavannes et que le vent du large et l’exotisme emplissent de poésie !
« Puisqu’une médaille d’honneur existe, je dois l’avoir » proclamait Henri Martin6 et il l’obtient en 1907 pour Crépuscule, l’une des œuvres destinées à la Sorbonne7. La médaille d’honneur est alors une étape quasi obligatoire dans le cursus honorum d’un artiste officiel, aussi pour montrer sa désapprobation pour ses excentricités pointillistes, le jury des Artistes Français la lui fait attendre longtemps8. Ce fait tend à prouver à la fois sa position légèrement en marge du monde officiel et, en même temps, l’obligation pour les tenants de l’Académisme de le reconnaître comme un des leurs. D’ailleurs leurs réticences ont du être atténuées à partir de 1905 avec l’apparition des Fauves auprès desquels les audaces d’Henri Martin semblent bien timides !
Crépuscule, exposé en 1907 au Salon des Artistes Français, fait partie d’une commande de deux toiles accordée à l’artiste dès 1903 pour la décoration de « la nouvelle Faculté des Lettres » c’est-à-dire de la Sorbonne9 où Puvis de Chavannes, alors à l’apogée de sa gloire, se taille la meilleure part avec l’immense fresque symbolisant les connaissances humaines et, une fois de plus, côtoie Henri Martin auquel échoie un « vestibule sans recul »10. La signification des deux toiles juxtaposées n’est plus très apparente. Dans l’intention de leur auteur, Le Crépuscule aussi intitulé Le Berger devait symboliser « l’homme et la beauté naturelle » tandis que « l’homme et l’activité de la pensée humaine » s’incarnait dans L’Etude. La beauté naturelle, quoique de dimensions légèrement moindres, est payée 13 000 francs contre 7 000 francs seulement à la pensée humaine11. Au début de mars 1906, Henri Martin assure travailler au Berger et pense l’avoir terminé quelques mois plus tard puisqu’il l’expose en mai 1907. Quant à L’Etude elle est assez avancée le 3 décembre 1907 pour justifier un acompte important et elle est achevée le 21 février 190812.
Dans le premier panneau le berger, appuyé sur sa houlette, contemple les derniers rayons du soleil qui se couchent sur la mer. Une esquisse met en place le décor de cette composition et révèle un goût certain pour la simplicité et l’ampleur13 ; la courbe large de la colline est ponctuée aux deux extrémités par des bosquets de pins parasols aux troncs tourmentés14. Henri Martin ne sait guère dessiner les voiliers, petits triangles raides et trop semblables, piquetant malhabilement la mer et ce paysage harmonieux est surtout gâché par les teintes du crépuscule, moment difficile à rendre s’il en est. Selon le critique de La Dépêche « au bord d’une mer bleue et lilas, sous un ciel violet et rose, monte une lune d’or pâle »15, tandis que la côte se contente de rougeoyer.
Henri Martin fait encore appel à son ami Viennot afin qu’il serve de modèle au vieux berger courbé16. Le troupeau est scindé en deux groupes distincts à l’intérieur desquels les moutons forment une masse confuse dépourvue de présence : seul un chien, un brave bâtard, qui ne quitte pas son maître est représenté avec sincérité.
Geoffroy assure que « dans ce pâtre écoutant l’angélus l’esprit religieux d’un Millet revit dans sa simplicité généreuse »17. S’il est vrai qu’Henri Martin a parfois mérité cette comparaison, et si dans La Bergère exposée par Millet au Salon de 1864, « l’ineffable poésie de ce crépuscule se résume et prend forme dans cette petite silhouette de pastoure qui vont envahir les ombres de la nuit »18, à la Sorbonne rien de comparable n’est ressenti. Il s’agit d’un berger à usage d’étudiants en lettres qui est simplement fatigué, de même que les navires sont pressés et les moutons indifférents. L’intérêt semble plutôt provenir ici de la technique. La couleur n’est point disposée sèchement et en mosaïque égale ; le mouvement du pinceau épouse au contraire les formes. La couleur se hérisse en stries courtes et régulières pour la toison bourrue des moutons ou les aiguilles de pins, tandis que les stries sont plus larges et plus fondues pour le pantalon de velours ou la chemise et qu’enfin pour la mer, la pâte s’étale en ondulations larges. Ce qui de loin semble être de couleur uniforme se révèle de près le fait d’une multitude de teintes juxtaposées.
La technique est très semblable pour le panneau intitulé L’Etude et quelque fois La Lecture exposé au Salon de 1908. Dans un bois d’oliviers où devisent des littérateurs et des artistes, Anatole France au milieu du groupe principal commente l’ouvrage qu’il vient de lire.
La lumière filtre au travers du feuillage argenté des oliviers dont les troncs noueux forment une voûte qui laisse entrevoir le ciel bleu profond à l’arrière-plan. Si les arbres enserrent un peu trop les personnages et si aucun souffle n’aère la composition, l’esprit souffle encore moins sur cette œuvre ; on dirait « des étudiants en pharmacie herborisant des simples sous la conduite d’un préparateur »19. Pour représenter la Pensée, l’artiste a imaginé Anatole France debout en vaste pardessus à pèlerine, entouré de jeunes gens ; trois de ceux-ci penchent tragiquement la tête vers le sol alors que deux autres osent regarder le maître. Parmi eux se reconnaissent le peintre Ernest Laurent, les deux fils aînés d’Henri Martin et l’éditeur d’art Pelletan20. Ce bois est beaucoup plus peuplé encore ; on y trouve, auprès d’un petit autel de Minerve, sortie du même carton à dessin que la Minerve sur colonnettes de Clémence Isaure, un autre disciple encore jeune, les genoux fléchissant, la tête baissée, les cheveux épars21 ; à l’arrière plan, un jeune homme étendu en une pose raide s’adonnant à la lecture. Enfin, sur la gauche, devisent près d’un banc de pierre une jeune femme, la seule présence féminine de l’œuvre, et deux jeunes gens pour l’un desquels Gaston Séailles servit de modèle22.
Ce groupe faillit disparaître par la volonté même de son auteur qui pensait que cette modification était indispensable pour la bonne tenue de sa toile. Il voulait procéder à cette disparition « aux jours de fête de la Pentecôte ou l’un des premiers dimanches de mai de l’année 1927 »23. Mais il se heurte alors à un problème juridique : l’artiste garde-t-il le droit de retoucher, dans une mesure importante, une œuvre qui est devenue propriété de l’Etat ? La réponse fut négative24.
Pour améliorer notablement l’œuvre il aurait, peut-être, fallu faire disparaître en réalité tous ses figurants sur les visages desquels il est impossible, malgré la présence d’Anatole France25, de découvrir une pensée. Le paysage est beau, harmonieux et d’une lumière reposante, mais pour L’Etude comme pour Les Bords de la Garonne une conclusion s’impose : « Henri Martin n’est pas le peintre de la vie intérieure »26.
A Marseille ou à la Sorbonne rien d’intellectuel ne se perçoit, mais transparaît plutôt un solide bon sens. S’il est peu doué pour rendre sensible la méditation et peu éloquent pour décrire l’agitation du port de Marseille, le peintre sait de mieux en mieux cerner la lumière et ses variations journalières le long des quais ou se passionner pour le jeu des ombres dans les feuillages d’oliviers. Dans un décor agencé avec fermeté et simplicité, ces décorations donnent l’impression d’être presque rustiques et enracinées dans le sol de son terrain, alors que leurs sujets en sont a priori fort éloignés.
1 Martin-Ferrières assure « nous y figurons, mes frères aînés et moi, comme petits badauds » (p. 65). Si on accepte cette affirmation il faut en conclure qu’Henri Martin a fait de nombreuses études de ses fils alors qu’ils étaient enfants car, dans Les Bords de la Garonne, soit deux ans plus tard en 1906, ils ont déjà atteint l’âge adulte !
2 Les Arts, 1904, n° 30, Maurice Hamel, p. 7.
3 Ibidem.
4 Segards, p. 56.
5 Maurice Hamel, ibidem.
6 Valmy-Baysse.
7 D’après le livret du Salon ses compagnon de gloire avaient pour nom Vernon, Hulot, Mignon…artistes totalement inconnus au XXIe siècle, obscurité assez inquiétante quant à la valeur de la médaille d’honneur.
8 Certains critiques favorables (Les Peintres poètes, p. 217) sont allés jusqu’à prétendre qu’il aurait du l’avoir dès 1895 pour les Muses de l’Hôtel de Ville ou, si le règlement l’avait permis, pour l’ensemble du Capitole en 1906.
9 Arch. Nationales F 21 4244.
10 Gazette des Beaux-Arts, 1907, t. 1, p. 444.
11 Arch. Nationales F 21 4244.
12 Ibidem.
13 Cette étude était en possession de Monsieur Montané de la Roque.
14 Des études dénommées Pins aux Martigues ont été faites peut-être pour ce type de paysage.
15 La Dépêche, 7 mai 1907, Gustave Geoffroy. Cette description se voulait certainement aimable. Henri Martin doit aimer l’association des moutons et de la mer puisqu’il la reprend, en 1932, à Béziers mais avec plus de bonheur.
16 Gustave Geoffroy se plaint, avec raison, du manque de variété dans la représentation du genre humain. Viennot pose avec une constance admirable d’amitié. Son type physique, grand, maigre, avec une barbe, qui ajoute à son air émacié, avait tout pour séduire Henri Martin ; en outre, son métier relativement tranquille de bibliothécaire lui laissait certainement des loisirs. La plupart des documents possédés par le Cabinet des Estampes proviennent de dons que fit Viennot à son lieu de travail.
17 La Dépêche, 7 mai 1907.
18 Le Musée du Louvre, Louis Hourticq, Hachette, 1921, 250 p. 292 reprod., p. 152, n° 153.
19 Les Arts, 1908, p. 10, n°78, Ch. Saunier.
20 Martin-Ferrières, p. 79.
21 Segards va jusqu’à dire « il semble échappé d’un désastre », p. 56.
22 Gaston Séailles, agrégé de philosophie, avait préparé une thèse sur « le génie dans l’art », il était aussi un ami d’Aman-Jean. F. Aman-Jean, L’Enfant oublié, chronique, p. 74.
23 Arch. Nationales F 21 4244
24 Arch. Nationales ibidem. Le directeur des Beaux-Arts demandait cette autorisation au recteur et était, lui, a priori d’accord.
25 Pourquoi avoir choisi Anatole France ? Certes en 1908, il vient de publier Jeanne d’Arc et L’Ile des pingouins et Monsieur Bergeret qui a professé à la Sorbonne aime alors à s’entourer de disciples qu’il reçoit avec bonhomie à la Béchellerie. On ne sait si Henri Martin connaissait bien, par ailleurs, Anatole France. De toute manière pour l’autodidacte qu’il est toujours resté, tout homme de lettres doit avoir droit à son admiration, mais, sous l’affectation de régionalisme, il a fait d’Anatole France un félibrige à l’égal de Mistral en le représentant dans un paysage provençal.
26 Segards, p. 56.
C. Travaux rustiques et labeur citadin
Entre 1905 et la première guerre mondiale se situent les années les plus productives et les plus actives de l’artiste. Les commandes et les achats de l’Etat se succèdent et les demandes de décorations privées affluent. Il est à noter aussi que c’est de cette époque que datent presque tous les articles ou ouvrages consacrés à Henri Martin1.
Celui-ci délaissant pour quelques années l’ambition de représenter la vie intérieure, se sent davantage attiré par les charmes de la vie rustique qui deviendra le thème essentiel de nombre de ses décorations. Aux demandes les plus diversement localisées qui lui sont formulées à Paris, au pays basque…par les personnalités les plus variées, poète, Président de la République…il ne connaît qu’une réponse : sa terre méridionale et ses habitants auxquels il se sent fraternellement uni. En 1914 pourtant il se permet une exception qu’il intitule Le Travail et qui a pour décor un chantier parisien.
Deux décorations, bien qu’ayant des destinations différentes, n’en sont pas moins semblables à maints égards. L’une doit orner la villa d’Edmond Rostand à Cambo, tandis que l’autre est destinée à la plébéienne mairie du Xe arrondissement à Paris.
Quand Edmond Rostand fit appel à lui, Henri Martin qui aime tant les poètes et les hommes de lettres dut être très heureux d’autant plus que, paraît-il, le peintre fondait en larmes à la lecture du passage de Chantecler où le coq symbolisant l’artiste déjà glorieux se demande inquiet si, demain encore, il réussira à faire lever le soleil2. Deux ans après le triomphe de L’Aiglon, Edmond Rostand achète un terrain à Cambo en pays basque et y bâtit, pour l’habiter presque toute l’année, une villa qu’il nomme Arnaga et qu’il entoure de beaux jardins où il aime à se promener3. L’intérieur de cette demeure qui n’a rien de campagnard met de nombreuses années à être terminée puisque la décoration d’Henri Martin, exposée au Salon de 1905, n’est installée dans son cadre qu’en 19104. En raison du grand nombre de pièces à décorer Edmond Rostand fait appel à presque tous les décorateurs en vue de son époque : Gaston Latouche, Jean Weber, Caro-Delvaille, Georges Delaw, ainsi qu’à Mademoiselle Dufau5 ; Maurice Hamel assura que « autant le lyrisme d’Henri Martin est empreint de sérénité, autant celui de Mademoiselle Dufau est inquiet, passionné, chercheur d’inédit »6. Peut-on qualifier d’inédits les thèmes chers à Mademoiselle Dufau ? Corps blancs alanguis, cygnes nonchalants ou statues genre antique, mais la comparaison avec cette dernière fait ressortir l’originalité d’Henri Martin et de sa robustesse rustique parmi les scènes décadentes, grandes favorites des décorateurs de la Belle Epoque.
Sur la composition d’Henri Martin, conçue en largeur, un coteau met une ligne douce au fond du paysage, des peupliers frissonnent sur les bords d’un petit ruisseau, des amoureux suivent un chemin creux tandis que, lui, joue de la flûte, activité digne d’une bucolique antique mais peu fréquente pour les amoureux d’Henri Martin, elle tricote, ce qui est plus habituel. Une chèvre, broutant l’herbe de la prairie les précède. La lumière ruisselle, vibre au travers des feuilles ou à la surface du ruisseau. Un familier d’Edmond Rostand, Paul Fauré assure avec une exagération toute méridionale elle aussi : « la lumière donne une telle impression d’été, de chaleur, qu’en même temps que l’œil regarde, l’ouïe hallucinée se surprend à entendre le cri strident des cigales »7.
Il n’y a guère de lien précis entre la scène champêtre et ensoleillée imaginée par Henri Martin et la salle des mariages de la mairie parisienne à laquelle elle est destinée8. Segards, en une explication malicieuse, suppose que l’artiste a voulu adresser un muet reproche aux provinciaux originaires du Midi de la France qui viennent habiter et se marier dans ce triste quartier populaire de la rue Saint-Martin et qu’il semble leur dire « voila donc ce que vous abandonnez !»9. Il faut reconnaître à cette composition en hauteur une simplicité de bon aloi, une luminosité sans excès due en partie à sa tonalité générale brun clair, jaune ou vert tendre et elle égaie cet édifice municipal assez sombre par ailleurs. De petits nuages blancs s’effilochent en touches isolées sur un ciel lumineux, tandis qu’au premier plan une prairie très jaunissante est traversée par un ruisseau qui serpente et dans lequel se mirent des bouquets de feuillages verts et jaunes10. En jouant sur l’épaisseur de la pâte ou sur son mouvement, l’artiste parvient à rendre la réalité tangible ; c’est ainsi que les feuilles mortes, la terre battue du petit sentier ne paraissent pas constituées de la même matière que la terre sèche du talus en plein soleil.
Ici les personnages ne gâchent pas trop le paysage ; deux petites vieilles courbées se fondent avec discrétion dans la nature environnante comme le font, à la même hauteur, des maisons à peine discernables. Les attitudes des personnages sont vraies. L’homme s’arrête dans son travail et se penche vers son enfant, tandis que la mère tient son bébé avec naturel et que la petite fille, au premier plan, joue vraiment à la poupée. La technique se calque sur le réel ; au pointillisme naturellement utilisé pour les arbres ou l’herbe, s’oppose, pour les visages ou le vêtement de l’homme, une structure lisse. Les vêtements permettent au peintre de réchauffer la tonalité générale de la scène. La chemise de l’homme est presque blanche, à peine adoucie de bleu, bleu repris en camaïeu pour la fillette et la poupée tandis que la mère et le petit enfant sont habillés de rouge mais de force différente. Le plaisir pris par le peintre à rendre ces gens qu’il connaît et ces lieux qu’il aime est encore sensible.
Les lieux décorés par Henri Martin sont certes variés, mais celui qu’il est amené à embellir en 1909 est assez exceptionnel puisque c’est la magistrature suprême qui fait appel à lui. Il reçoit en effet commande de deux panneaux, l’un pour un salon de l’Elysée et l’autre pour le cabinet du secrétaire général de la Présidence de la République11.
On ne s’étonnera pas de cet honneur si l’on considère que la lettre de recommandation qui accompagne la commande vient du secrétaire général de la Présidence de la République lui-même, Monsieur Lanes12 ; or, celui-ci est un amateur d’Henri Martin ; il possède une étude de la mairie du Xe arrondissement, étude qu’il prêtera à l’exposition G. Petit en 1910 et on peut donc supposer que Monsieur Lanes a voulu décorer son lieu de travail d’un paysage rustique semblable à celui qu’il possède dans son appartement. Ne sont point des inconnus les co-signataires de la lettre de recommandation : Georges Leygues, député, originaire de Villeneuve-sur-Lot, ancien ministre des Beaux-Arts, et heureux propriétaire d’un paysage de Labastide, et Maurice Sarraut, directeur de La Dépêche, frère d’Albert Sarraut13. Le Président de la République, Armand Fallières, est, lui aussi, d’origine méridionale.
Malgré leurs grandes dimensions14, ces commandes sont rapidement exécutées puisque le dernier acompte est payé dès février 191015. Pourtant aucun de ces deux panneaux ne devait rester longtemps dans les lieux pour lesquels ils avaient été conçus. En mai 1914 la guerre approche et Poincaré, étant alors à la présidence de la République, le secrétariat général de l’Elysée est confié à un militaire, le Général de Beaumoulin. A peine nommé le Général réclame l’enlèvement immédiat des peintures d’Henri Martin et leur remplacement par des tapisseries qu’il doit juger plus martiales que ces paysages rustiques16.
Alors que faire de ces paysages ? La Direction des Beaux-Arts s’interroge pour savoir si elle doit les expédier au musée de Nantes, à la mairie de Tours, à la faculté des Lettres de Lyon. Mais leurs dimensions ne semblent convenir à aucun de ces édifices17.
Par contre, Les Regains appelés primitivement La Fenaison, acheté par l’Etat en janvier 1911, fut quelques temps déposé à Brive-la-Gaillarde18. En simplifiant à l’extrême, Les Regains peuvent être considérés comme la partie centrale du panneau principal des Faucheurs de la Salle Henri-Martin du Capitole de Toulouse…vue dans une glace, car les hommes fauchent tournés en sens opposé. Même si l’artiste répète les mêmes scènes avec complaisance, si la même lumière blonde inonde les mêmes prés bordés de peupliers, pourquoi lui en faire grief puisqu’il le fait bien et même mieux ?
Un bonheur tranquille et simple se dégage des Dévideuses encore achetées par l’Etat en 1912 pour 8 000 francs19. Juchées certainement sur la balustrade de Marquayrol, deux jeunes femmes dévident de la laine. Cette œuvre monumentale, puisque large de quatre mètres, reste de la même veine que les multiples tableaux de chevalet représentant des scènes familières se déroulant sur la pergola ou que les jeunes femmes cousant ou ravaudant qu’il s’est plu à représenter. Une tendresse profonde anime ce tableau où « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles » est magnifiée par la nature qui l’environne. Les dévideuses restent cependant une œuvre décorative construite avec rigueur dans le sens horizontal suivant la dominante de la balustrade. A l’arrière de celle-ci, la vallée et la ligne molle des collines se noient dans un vaporeux indécis, alors qu’en avant l’objectif de l’œil du peintre fait au contraire preuve d’une grande précision dans le détail des somptueux lauriers roses par exemple. Parmi cette floraison éclatante de lauriers roses et de pots de géraniums s’ouvrent, telles des corolles, les robes blanches des jeunes femmes les apparentant ainsi elles-mêmes à la végétation.
Dans l’esquisse de ce tableau, exposé à la Galerie Pétridès en 1967, les robes virginales mais raides prenaient trop d’importance par rapport au paysage alors que des proportions plus justes sont rétablies dans l’œuvre définitive. Si Henri Martin ne sait pas rendre sensible les dédales de la pensée il sait, par contre, fort bien, comme ici, saisir la forme de concentration, l’effort que réclame le travail manuel. Les fins profils levés, les mains tendues des jeunes femmes, témoignent de toute l’attention grave dont elles font preuve dans leur occupation. L’intérêt de cette toile réside essentiellement dans sa symétrie. Si une ligne verticale délimitait l’œuvre, elle découplerait deux parties facilement décalquables ; deux lauriers roses, deux pots de géraniums en haut, quatre en bas, deux chignons… Cette rigueur n’est qu’apparence, sous laquelle se dissimule une grande souplesse de détail : lauriers de gauche beaucoup plus fournis, sous-jupe de tonalité plus sourde…Les dévideuses tendent à prouver avec quelle maîtrise Henri Martin construisait ses tableaux, mais aussi par la grâce du peintre nous est restituée une occupation aussi désuète que charmante : dévider de la laine.
L’Etat continue, encore en 1913, ses prodigalités envers le peintre en lui achetant une œuvre appelée Sous la pergola en été20. Cette toile n’est pas sans rapport avec Les Dévideuses parce que non seulement les dimensions sont presque identiques, mais aussi parce que la pergola, comme la balustrade, sont les endroits de Marquayrol où l’on se tient avec le plus de plaisir en été. Henri Martin semble donner une caution à cette hypothèse en écrivant le 27 juillet 1929 à Monsieur Monllé, Directeur du dépôt des marbres, qu’il « espère un remaniement au Luxembourg et la promesse de replacer ses dévideuses en pendant ces femmes cousant sous la tonnelle »21, ce qui est certainement une autre dénomination pour Sous la pergola en été. Donc, à la symétrie interne décelée dans Les Dévideuses devrait correspondre, dans l’esprit du peintre, une symétrie extérieure constituée par la juxtaposition de deux toiles.
Pour l’Hôtel Terminus de Lyon Henri Martin n’a pu suivre ses goûts ou sa fantaisie, mais au contraire un itinéraire strict, celui de la voie ferrée qui de Lyon aboutissait à Marseille au travers de paysages rhodaniens. L’hôtel P.L.M. de Lyon-Perrache, construit en 1903, est un exemple parfait de l’art de la Belle Epoque qui vit fleurir les palaces aux multiples salons ornés de plantes vertes et de stucs. Le premier de ces salons dans lequel sont enchâssées les décorations d’Henri Martin est lambrissé de panneaux d’un beau bois blond décorés de motifs végétaux ; au-dessus de ces panneaux subsiste une frise en stuc où des oiseaux de proie se cachent au milieu des feuillages tandis que les chapiteaux sur lesquels reposent les voûtes du plafond sont formés de jeunes femmes alanguies et d’enfants rebondis émergeant de buissons, toujours en stuc…
Au centre du mur le plus long opposé aux fenêtres, dans une grisaille élégante, une jeune femme dénudée conduit une locomotive et les décorations picturales s’ordonnent symétriquement à ce motif. Sur la gauche, le départ de Lyon avec les quais du Rhône se continue par un paysage de collines dans le même pointillisme discret et d’un coloris assez terne. Aucune de ces décorations de technique pointilliste ne sont signées, cependant si les premières nous semblent difficilement attribuables à Henri Martin, les trois suivantes plus lumineuses sont certainement dues à son pinceau22.
Vers la droite, un panneau de dimension modeste laisse entrevoir la mer lumineuse à travers des pins, puis un autre de même dimension décrit un village ensoleillé et enfin c’est l’arrivée, dans le port de Marseille, en un grand panneau cintré dans le haut.
La qualité principale de ces œuvres est de répondre à leur but puisque, occupant en masses bien équilibrées l’espace qui leur est imparti, elles sont décoratives. Dans un des petits panneaux, les pins encadrent harmonieusement la voûte alors que dans l’autre ils introduisent un cadre supplémentaire donnant ainsi plus de profondeur au village. Dans le tableau principal du port de Marseille, le vapeur rouge au premier plan centre l’attention qui ensuite se disperse auprès des autres vapeurs ou des voiliers sans cependant que l’on ressente une impression de désordre23. La luminosité de ces décorations fait ressortir la grisaille des panneaux opposés. Le village fortifié peint par Henri Martin apparaît blanchi et écrasé par le soleil au point de former une masse où les contours deviennent indistincts. L’équilibre entre ombre et soleil est mieux réparti dans le panneau des pins au bord de la mer. La lumière filtre à travers les branchages en larges flaques et la mer dans le lointain scintille d’un bleu rendu pâle par l’intensité solaire.
A Marseille, les fumées de la ville embrument légèrement l’atmosphère, mais la mer, seul élément naturel, a une belle teinte bleu clair à peine troublée par le reflet des coques ou des voiles de couleur. La pâte est par endroits (pins, bateaux…) exceptionnellement épaisse apparaissant presque en relief. La vigueur du geste se sent dans les touches très larges et la fermeté du dessin sous-jacent donne à cette décoration, malgré la technique pointilliste, une rigueur certaine.
A l’Hôtel Terminus de Lyon, Henri Martin a réussi un ensemble fort honnête qui apparaît « moderne » comparé aux décorations qui l’entourent dans ce salon ou par rapport à celles des autres salles de réception.
A la veille de la guerre de 1914, Henri Martin reçoit une commande qui, pour une fois, devait parfaitement s’adapter au lieu pour lequel elle était conçue. Dans la salle de conciliation des accidents du travail du nouveau Palais de Justice devait figurer le chantier de cet édifice. Cette sorte d’autoportrait pouvait en outre amadouer les plaignants en leur mettant sous les yeux un travail souvent générateur d’accidents. Si sa signification y est beaucoup moins apparente dans l’escalier de la mairie du Ve arrondissement qui en a hérité24, la tonalité claire de la toile s’adapte à la blancheur de la pierre qui l’entoure et dans cet escalier bruissant d’allées et de venues, les maçons sur leurs échafaudages, les contremaîtres ou les architectes penchés sur leurs plans, mêlent leurs activités à celle de ce lieu public.
Les personnages de ce panneau décoratif travaillent dans le cadre sévère d’un colossal puits de maçonnerie au fond duquel discutent les ingénieurs et les contremaîtres ; des pilastres blancs se dressent devant des pans de murs percés de baies, des échafaudages hérissant leurs poutrelles… Pourtant, le titre n’est pas La Construction, mais Le Travail. Inlassablement, c’est l’activité humaine que le peintre cherche à décrire. L’emphase dans la description est bannie, d’après Maurice Hamel « on a l’impression d’une activité calme réglée heureuse »25 et, selon Camille Mauclair « les hommes ont leur tâche désignée, ils sont les pièces d’un mécanisme bien réglé »26 ; la maîtrise du peintre lui permet de résumer tout entier un ouvrier minuscule aperçu au sommet d’un échafaudage dans le geste que l’on parvient à saisir et qui n’est, en réalité, que quelques virgules de couleur. Vues de près les formes ne sont qu’un amas de taches ; à distance tout se met en place et la réalité est reconstituée.
Dix ans plus tard au Conseil d’Etat on retrouvera des terrassiers en plein effort dont ces ouvriers n’en sont qu’une esquisse modèle réduit, mais ils sont souvent bien et véridiquement campés : « pas un geste qui détonne, pas une pose qui vise à l’héroïque »27. La lumière, elle aussi au rendez-vous, est plus complémentaire que primordiale. Camille Mauclair affirme avec lyrisme qu’ « Henri Martin fait chanter les pierres éblouissantes sur la radieuse bleuité, il colore les ombres du plus tendre jeu des lilas et des roses, diapre le sol et suscite partout la fête versicolore des jaunes et des violets »28. Ses coloris sont heureusement plus discrets que ne le laissent supposer cette description.
L’artiste semble s’être servi de ce sujet pour esquisser une évolution qu’il continuera à Collioure avec les études de barques aux mâts rectilignes s’appuyant sur la diagonale du quai. A la fluidité de la nature ou au papillonnement de la lumière, il substitue le jeu des lignes géométriques. Il s’intéresse aux formes et aux volumes : murs horizontaux, échelles diagonales, cercle de la grande roue centrale sont mis en place avec exactitude mais sans rigidité ; les arêtes vives se superposent en camaïeu, en même temps que les angles droits se fondent.
Il est à regretter qu’il n’ait pas poussé plus avant cette recherche, témoignage d’une grande habileté technique29. La faute ne semble pas pourtant en incomber au conflit qui éclate en 1914, car il a alors 54 ans et la première guerre mondiale, durant laquelle il vit dans le Lot, ne modifie pas profondément son existence.
1 Pour ne citer que Segards, Valmy-Baysse, ou les longs articles de Jacques Copeau.
2 Martin-Ferrières, p. 28. Cet accès de sensiblerie doit s’expliquer à la fois parce que E. Rostand a su traduire l’angoisse qui étreint tout artiste au moment de créer, et peut-être aussi parce que l’hymne au soleil exprime assez exactement ce qu’Henri Martin lui-même ressent :
« Je t’adore soleil ! Tu mets dans l’air des roses,
Des flammes dans la source, un Dieu dans le buisson
Tu prends un arbre obscur et tu l’apothéose ! »…
3 Paul Fauré, Vingt ans d’intimité avec Edmond Rostand, 256 p., Plon 1928, p. 86.
4 Idem. Cette décoration a été bien restaurée et a trouvé place au musée du Petit Palais de Genève.
5 P. Fauré, ibidem, p. 152. Le choix d’Henri Martin a certainement été facilité par le père d’Edmond Rostand, Eugène Rostand, qui était Président de la Caisse d’Epargne de Marseille quand Henri Martin la décorait.
6 Les Arts, 1914, n° 149, p. 18, Maurice Hamel.
7 P. Fauré, ibidem, p. 153.
Les critiques divergent sur ce panneau décoratif. Dans La Dépêche du 1er mai 1905, G. Geoffroy parle « d’un magnifique paysage d’automne, d’un doux vallon planté de peupliers » mais dans L’Art Méridional, 15 juin 1905, Guy de Mont gaillard déclare « je n’aime pas le panneau d’Edmond Rostand. Il est trop clair et trop vide ».
8 Il n’y a pas de trace de documents d’archives auprès de la Municipalité du Xe arrondissement ; cette œuvre a du être payée en totalité par la mairie puisqu’elle ne figure pas parmi les achats de l’Etat.
9 Segards, p. 49.
10 Valmy-Baysse reproduit cette composition mais sous le titre erroné de « Décoration de la ville de M. Edmond Rostand, à Cambo ».
11 Arch. Nationales F 21 4244.
12 Ibidem.
13 Ibidem.
14 En réalité la commande ne porte mention des dimensions que du premier panneau : 3,75 de hauteur sur 5,75 de largeur, mais comme le prix, 15 000 francs, est le même pour les deux panneaux, nous pouvons supposer que leurs dimensions sont aussi identiques.
15 Henri Martin n’expose pas au Salon des Artistes Français en 1909, 1910, 1911. Cette absence est exceptionnelle.
16 Arch. Nationales F 21 4244.
17 Ibidem.
18 Ibidem. Ce panneau a ensuite été déposé au musée de Cahors Henri-Martin.
19 Ibidem. Les Dévideuses (2,20m sur 4 m) sont payées un prix intéressant alors que Regains (4m sur 7m) ne sont estimés que 10 000 francs.
20 Arch. Nationales F 21 4244.
21 Ibidem. Le sujet principal de la lettre concernait la décoration du Conseil d’Etat.
22 Malgré toute leur bonne volonté, la direction de l’hôtel et celle des chemins de fer de Lyon ne connaissent que la date de construction de l’hôtel (1903) et Segards donne 1906 comme date à laquelle aurait été faite la décoration d’Henri Martin.
Aucune des trois toiles n’est signée. A la galerie Georges Petit en 1910, une étude pour l’Hôtel Terminus de Lyon avait été exposée sous le titre Les Bateaux de Marseille ce qui rappellerait le grand panneau. Par ailleurs, le paysage méditerranéen présente une analogie certaine avec le décor de L’Etude de 1908.
23 C’est une des rares fois où apparaît un bateau à vapeur. Les flots peints par Henri Martin bercent plus habilement des barques ou des voiliers.
24 Le peintre n’a pas pris les mesures avec assez de précision, le tableau terminé se révèle trop grand pour l’emplacement auquel il était destiné (témoignage de Martin-Ferrières).
25 Les Arts, 1914, n° 149, p. 18, par Maurice Hamel.
26 Le Temps, 10 mai 1914. Notre époque par Camille Mauclair.
27 Les Arts, 1914, ibidem.
28 Le Temps, ibidem.
29 Il y aurait peut-être ici un rapprochement, aussi timide que superficiel, en direction des cubistes. Cette tentative extérieure pour déceler dans la réalité les volumes et recréer la profondeur et la perspective existe aussi dans les toiles de Saint-Cirq Lapopie et encore plus nettement ensuite à Collioure, mais c’est une des rares fois où elle s’exprime en décoration.
Chapitre IV : Les œuvres de la vieillesse
Pendant les années de guerre, Henri Martin se retire à Labastide-du-Vert, va à Paris ou voyage comme en témoignent certaines études de Marseille datées de 19171. Cette même année 1917, un grand honneur lui échoit. Le 26 décembre l’Académie des Beaux-Arts procède à l’élection d’un membre dans la section de peinture. Au cinquième tour de scrutin il obtient dix-sept voix sur trente-deux votants et il est déclaré élu2.
Après la première guerre, bien que son succès et sa popularité semblent pâlir quelque peu, il conserve cependant des admirateurs qui apprécient ses œuvres d’un humanisme accessible et il reçoit encore d’importantes commandes. Mais les expositions comme celle du Grand Palais en 1935 ou les ouvrages qui lui sont consacrés tel par exemple le numéro de l’Art Méridional en 1939 s’attachent plutôt à son passé ; ils rendent hommage à son grand âge et ont presque un caractère rétrospectif. Il a lui-même du mal à comprendre l’évolution de la peinture moderne si éloignée de ses propres conceptions3. Déjà en 1928, une lettre destinée à Monsieur Monllé se fait l’écho de ce début de désaffection à son égard : « Mon tableau n’est pas compris parmi les achats de l’Etat, nouvelle désagréable…ce qui me désole, c’est de penser que je n’ai plus à espérer de voir une de mes œuvres rentrer dans votre musée de Luxembourg »4.
Et pourtant la vieillesse n’est point chez lui un naufrage ; il garde intacts sa vigueur physique et son enthousiasme au travail. A côté d’inévitables redites, travaux où il s’imite lui-même bien plus qu’il n’innove, il peint dans les deux dernières décennies de son existence de belles œuvres. Sa palette s’éclaircit, se pare de coloris presque acides. Les teintes enfantines, rose et bleu clairs, jaunes ou vert tendre, sont fréquentes à partir de 1920 et à mesure qu’il avance en âge la sérénité qui l’envahit se traduit par une fraîcheur de couleurs accrues.
1 Il participe aussi modestement à l’effort de guerre en offrant des toiles à des tombolas au profit des combattants comme en témoigne une lettre à Clément Janin conservée à la Bibliothèque Doucet (11 janvier 1917), XXe siècle, papier carton, 75 et 80 artistes.
2 Larousse mensuel, tome IV, p. 381.
Il succède à Gabriel Perrier. Au premier tour de scrutin se présentaient dix candidats parmi lesquels René Ménard, le comte de Nouy, Déchanaud, Wencker…au dernier tour ne restent en lice que Déchanaud qui obtient encore treize voix et René Ménard deux seulement. A propos de cette sélection, son fils raconte : « Debussy et Rodin devaient entrer aussi à l’Institut ; ayant une grande admiration pour ces deux prestigieux créateurs, il accepte d’entrer dans cette noble compagnie…mais Debussy et Rodin meurent avant la réalisation de ce projet. Il aurait ensuite voulu y faire rentrer, pour rajeunir l’ambiance, de bons peintres comme Le Sidaner, Ernest Laurent, Lucien Simon et Maurice Denis ou Vuillard ». Martin-Ferrières, p. 80.
3 Devant les toiles des artistes cubistes ou abstraits de cette époque il disait, désemparé : « et la lumière ? elle ne les intéresse plus ? » (propos rapportés par Mademoiselle Rivière).
4 Arch. Nationales F 21 4244.
Il ajoute : « Votre budget des Beaux-Arts est maigre, je le sais », « mais vous devez aussi savoir combien les artistes sont accommodants et qu’ils sont toujours très heureux de faire de larges concessions ».
A. La tentation des arts décoratifs – Tapisserie, décors de théâtre, décorations d’appartements
Henri Martin a envie d’élargir son champ d’activités au-delà de la peinture de chevalet ou de la grande décoration. L’expérience du décor de théâtre ou des cartons de tapisserie doit satisfaire l’artisan qui sommeille en lui tandis que les nombreuses décorations d’intérieur qu’il a l’occasion de peindre sont une affectueuse manière de marquer sa présence sur les murs de ses amis ou de ses clients attitrés.
A notre connaissance, il n’a participé à la confection que d’un seul décor de théâtre. En 1918 Gheusi, Directeur de l’Opéra Comique, d’origine toulousaine, rendu audacieux par l’influence des ballets russes demande à Henri Martin des paysages pour monter Les Quatre journées d’Alfred Bruneau5. L’artiste accepte sans enthousiasme, prétendant que la fidélité aux toiles qu’il a brossées sera impossible, car il obtient la vibration de la lumière par petites taches, ses plans sont fondus et les lointains embrumés6. Le décorateur Bailly établit les maquettes et prévoit un procédé pour le déroulement mécanique des panoramas successifs. Aux quatre journées doivent correspondre, à notre avis, quatre panoramas. L’un d’entre eux se présente comme un ruisseau serpentant au milieu des saules7. La peine n’est pas épargnée, chaque touche posée par Henri Martin est reportée sur le décor en tons purs comme dans l’original. Car il importe de conserver la manière du maître qui ne s’est prêté qu’avec réticence à la fantaisie de Gheusi. « C’est un Henri Martin » s’est écrié, sans un instant d’hésitation, le public lors de la répétition générale aussitôt qu’est apparu le rideau de scène8. Ce fait prouve d’abord qu’on est ainsi parvenu aux agrandissements les plus fidèles et nous donne aussi toute la mesure de la popularité d’Henri Martin en 19189. Le peintre reconnaît alors, non sans joie, qu’il s’était trompé et que le décorateur a su transposer ses impressions10.
Monsieur Fenaille a commandité des cartons de tapisseries11. Deux de ces tapisseries ont un encadrement similaire. Une frise de petits bouquets naïfs et symétriques aboutit pour Le Printemps au signe du taureau formant médaillon au centre du bord supérieur ; des pampres de vignes entourent le signe du scorpion pour L’Automne. Les quatre angles s’agrémentent de bouquets fournis pour le premier et de paniers de fruits ou de colombes pour le second. L’Automne est symbolisé par un gynécée champêtre sous le cadre souvent décrit de la pergola. Deux jeunes femmes vêtues de blanc soutiennent un lourd panier, tandis que deux autres s’occupent d’une chèvre que l’une trait alors que l’autre la nourrit. L’atmosphère de cette œuvre a quelque parenté avec une Annonciation de Maurice Denis exposée au Salon en 1919. Le sentiment religieux n’est pas apparent chez Henri Martin, mais la même quiétude, le même bonheur apaisé sont perceptibles dans les deux œuvres qui ont, pour même décor, une terrasse laissant entrevoir un calme paysage dans le lointain et les piliers ronds d’une pergola d’où descendent, en grappe, des glycines.
Le Printemps est sensé rendre l’explosion du réveil de la nature. Les arbres en fleurs débordent même sur la bordure de l’étude mêlant leurs fleurs à ses petits bouquets. Le couple de bergers représenté à une attitude moins empruntée que celle habituelle aux amoureux d’Henri Martin : le jeune homme essaie d’aider sa compagne qui porte un agneau. Sur un croquis préparatoire, à côté de la jeune fille à l’agneau, a été dessinée une nouvelle attitude pour l’agneau qui a cette fois les deux oreilles baissées. Cette attitude n’a pas été retenue par la suite, mais prouve avec quelle minutie travaillait Henri Martin.
Au début du XXe siècle a été tenté avec Lurçat un renouveau de la tapisserie et les commandes passées à Henri Martin entrent, certainement, dans le cadre de cette tentative.
Henri Martin garde toutes ses qualités de décorateur même lorsqu’il se contente d’égayer les murs des appartements12. C’est du reste une tâche qu’à cette même époque des peintres de renom, tels Maurice Denis ou Vuillard, n’ont pas dédaigné.
En 1911 quand l’amateur Charles Stern lui demande de décorer sa bibliothèque, il choisit comme sujet « une représentation avec figures du crépuscule qui lui aurait été inspiré par le Décaméron »13.
Les quatre panneaux qu’il peint la même année pour l’appartement du Docteur d’Herbécourt au 93 de l’avenue de Wagram, ont été exposés au Salon des Indépendants de 1911. Son ami Bellery-Desfontaines a conçu les meubles et Rapin mis en place les lambris destinés à cette pièce. Le critique René Jean se plaint d’un manque de coordination entre les trois artistes, mais affirme cependant que « les panneaux lumineux des bords de la Méditerranée d’Henri Martin donnent l’ambiance heureuse que l’on peut souhaiter autour d’une table de salle à manger »14 ; des enfants et une chèvre gambadent auprès d’un couple destiné à représenter « la paix de l’existence loin des cités et la tendresse qui unit des êtres simples sous le calme soleil »15.
Pour les Tissier, amis très chers et voisins du Boulevard Raspail, Henri Martin a exécuté vers 1920 un large panneau représentant trois jeunes femmes en train de cueillir des raisins. Bien que les jeunes femmes aient des attitudes gracieuses, la vigne surtout attire l’attention. Ses feuilles, telles des flammes, s’élèvent en se tordant, s’envolent, d’abord rouge pourpre, puis éteintes de vert alors que, près du sol, elles s’alourdissent en grappes d’un violet foncé. Le ciel d’un bleu intense, peint en touches moins morcelées qu’à l’accoutumée, forme un large espace vide en haut du tableau tandis que l’espace inférieur regorge de ceps, de feuillages, de paniers. Par maints détails on s’aperçoit qu’Henri Martin s’est efforcé d’intégrer son œuvre à l’ensemble de la décoration, attention dont il n’est pas coutumier. Le pourpre des grappes, par exemple, reprend la teinte existant sur les vitraux de la porte reliant la salle à manger où se trouve le tableau du salon voisin, ou encore il ajuste son panneau aux dimensions exactes de la cheminée sur laquelle il est placé.
Dans le salon de Monsieur Loubet, rue Montardy à Toulouse, s’il ne trouve plus de personnages, les murs ornés d’arbres et de fleurs sont, par contre, prétexte à une recherche poussée sur les variations de la lumière tout au long de la journée. Les Loubet chez lesquels Henri Martin venait avec plaisir lors de ses séjours toulousains sont des amateurs d’art éclairés et les toiles de l’artiste voisinent, entre autres, avec une étrange baie de Cannes la nuit, par Le Sidaner ou une fort belle vue de Venise de Ziem. L’amitié exclusive d’Henri Martin le pousse à proposer ses services pour la décoration de leur salon quand Rapin, avec lequel il avait déjà travaillé en 1911 y installe, vers 1930, des boiseries or et blanc. Si c’est à Paris qu’il peint ses toiles, c’est ensuite sur place, en deux jours, qu’il les retouche car il désire que les ombres suivent le mouvement réel du soleil dans la pièce. Là encore, la lumière et ses variations sont pour lui une obsession permanente, un mystère qu’il aura toute sa vie durant passionnément cherché à percer.
Le panneau central, qui s’étale sur 2,50m représente une prairie verte tendre parsemée d’or avec à l’arrière plan des collines doucement violettes. Tout autour de la pièce des peupliers aux petites feuilles jaunes, un beau saule, des arbres en pleine floraison, font une ronde aux teintes un peu acides, mais infiniment gaies16. La facture est large, les touches appuyées d’une spatule décidée ont presque un centimètre de large, l’épaisseur de pâte donne de la densité à ces tableaux aux couleurs délicates. Roses ou blanches, les fleurs des arbres sont proches du ciel bleu et blanc ; les boutons d’or côtoient le vert de la prairie. Seul le tronc de saule apporte une note nerveuse et dure, presque inquiétante, au milieu de tant d’allégresse. La maison de campagne nichée au creux du vallon, à peine distincte de la masse des collines a perdu son individualité pour se fondre dans les reliefs qui l’entourent. Il y a dans cet ensemble une recherche pour rendre sensible la course du soleil dans le ciel, par la direction des ombres et leur intensité ; bleutées et profondes le matin, légères à midi, elles s’allongent et grossissent au soleil couchant. Les tableaux sont disposés dans la pièce de telle sorte que la plupart des ombres semblent converger vers le spectateur ou entraîner son regard dans la direction du tableau suivant. Paul Souriau aurait pu penser à elles en écrivant : « alors qu’elles n’ont pas de déplacement perceptible, les ombres peuvent nous suggérer encore des idées de mouvement »17.
Cet ensemble quelque peu monotone par la répétition des thèmes égaie l’œil par la fraîcheur des coloris choisis et cette qualité se retrouve d’ailleurs dans la plupart des décorations d’intérieur que nous avons eu l’occasion de voir.
Pour les décors de théâtre, cartons de tapisserie ou décorations d’intérieur…il semble que, comme il aimait à le dire pour sa peinture en général, Henri Martin se soit « amusé » et délassé avec bonheur.
5 La Renaissance de l’Art Français et des Industries du luxe, juin 1918, tome 1, p. 125.
6 Ibidem.
7 Ibidem. Reproduction.
8 Ibidem.
9 Même en tenant compte de l’exagération du critique ce fait signifie qu’Henri Martin était connu au point que sa manière soit en 1918 immédiatement reconnue par le public, mais le public d’une répétition générale, il est vrai !
10 La Renaissance de l’Art Français et des Industries du luxe, article cité.
11 Thibault-Sisson, dans un article du Cri de Toulouse du 15 juillet 1914 affirme en effet « c’est un honneur…pour Monsieur Fenaille d’avoir compris à quel point le caractère décoratif de cet artiste le rendait propre à servir de modèle pour la tapisserie et de l’avoir démontré en faisant traduire par la manufacture de Gobelins le magnifique ensemble des Saisons dont il avait donné commande à l’artiste ».
12 A l’inverse de grandes décorations, ces œuvres sont difficiles à dater mais semblent plutôt contemporaines de la dernière partie de sa vie.
13 Segards. Liste des œuvres décoratives, p. 34.
14 Gazette des Beaux-Arts, 1911. René Jean, p. 48, « Le Salon des Indépendants ». Une reproduction.
15 Ibidem.
Paysage (195 x 293) et Déjeuner champêtre (195 x 310), Paysage au couple (195 x 188) et Paysage à la chèvre (195 x 188) sont visibles au musée départemental de l’Oise à Beauvais. Ces décorations ont été achetées en 1978 et proviennent de la villa de la famille d’Herbécourt à Saint-Quay Portrieux.
16 Ces coloris ne sont pas sans rappeler ceux employés le plus fréquemment par le peintre Jacques Villon.
17 Paul Souriau, Esthétique de la lumière, chapitre IV ; « Expression dynamique de l’ombre ». Cité par Martin-Ferrières, p. 65.
B. La France laborieuse se présentant devant le Conseil d’Etat
L’une des commandes les plus importantes de la longue carrière d’Henri Martin, qu’il exécute à un âge déjà avancé, lui avait été commandée bien antérieurement puisque c’est le 5 juin 1914 qu’un arrêté lui confirme1 la tâche de décorer la salle de l’assemblée générale du Conseil d’Etat.
Cette haute assemblée siège dans un beau bâtiment, situé en face du Louvre, dans une atmosphère feutrée, presque raffinée. Malgré son tempérament bourru, Henri Martin est fort heureux de cette commande et décide de concevoir cette salle comme une véritable somme et de décrire en quatre vastes panneaux La France laborieuse se présentant devant le Conseil d’Etat.
Cette commande tant par son prix : 140 000 francs, que par l’instance à laquelle elle est destinée prouve qu’en 1914 le peintre est encore l’un des artistes les plus en vue de son époque et presque un décorateur officiel. Si le 21 juillet 1914 l’administration des Beaux-Arts est obligée de le rappeler à l’ordre, car il n’a pas renvoyé le projet de contrat, cet oubli est vite réparé puisque ce document est signé le 1er août 19142, jour de la mobilisation générale et lendemain du jour où son ami Jaurès a été assassiné. Mais la vie administrative continue… Le premier acompte est versé le 1er juin 1915. Quelques jours auparavant, il s’était entendu avec l’architecte du Conseil d’Etat sur son programme qui « avait été simplement et verbalement soumis…à Monsieur le vice-président de cette haute assemblée dont il a obtenu la verbale approbation »3. Se succèdent ensuite panneaux et acomptes au fil des années de guerre et d’après-guerre. Mais comme la commande avait été fixée à une heureuse époque de stabilité monétaire, ce qui n’est plus le cas en 1922, Henri Martin voit alors le montant de ses honoraires majorés d’un septième pour compenser les méfaits de l’inflation4. Le dernier acompte est versé le 10 septembre 1926. Pendant plus de dix ans les travaux du Conseil d’Etat sont donc au centre des préoccupations de l’artiste.
Fort heureusement le décorateur s’explique lui-même en 1916 auprès de l’inspecteur des Beaux-Arts, Monsieur Havard, sur la signification de ce vaste ensemble au titre plutôt ronflant dans lequel : « il s’était proposé de symboliser le travail sous toutes ses formes, la première composition symbolisant le travail de l’esprit ». Il ajoute que « de chaque côté de l’immense salle devait prendre place d’autres compositions plus considérables encore. La première symbolisant le travail de la Terre par la représentation des diverses façons que celle-ci reçoit. La deuxième symbolisant le travail de l’eau par la vue d’un de nos ports de mer (Bordeaux ou Marseille). Enfin, la quatrième et dernière était appelée à symboliser le travail industriel »5.
Cette longue explication est nécessaire car Monsieur Havard n’a point pour Henri Martin les faiblesses et l’amitié qu’avait son prédécesseur Armand Silvestre et le premier panneau Le Travail intellectuel qu’il a sous les yeux ne le convainc guère. Il n’arrive pas à trouver le rapport qui peut exister entre ce bois sacré et les hauts dignitaires auxquels il va servir de repoussoir. Il se demande si ce premier travail fait partie d’un ensemble longuement médité et il le décrit ensuite comme « trois énormes panneaux figurant une forêt de sapins sombre et solitaire au premier plan de laquelle semble passer un personnage pensif et recueilli »6. C’est, encore une fois, l’ami Viennot qui prête sa silhouette7 à « ce vieillard seul et silencieux sous la haute et profonde futaie »8. Sur ce panneau si vaste, où se multiplient presque à l’infini les troncs rectilignes, le sol brunâtre, granuleux d’aiguilles de pins, remonte donnant une déprimante impression de solitude encore accentuée par la lumière blafarde. Par mimétisme, le penseur lui-même tend à ne plus se distinguer des troncs qui l’entourent. Sa redingote d’un vert sombre se confond avec les sapins ; ses pieds et son pantalon ont pris la teinte du sol ; le livre qu’il tient derrière son dos ne lui est d’aucun recours contre les pensées qui l’accablent et qu’il essaie de chasser en vain.
Le Penseur est une nouvelle tentative pour rendre le travail intellectuel et…un nouvel échec9, mais cette solitude oppressante sert cependant d’utile contre-point à la joyeuse et active animation qui s’exprime sur les trois autres murs.
En 1917, un autre inspecteur des Beaux-Arts, Monsieur Dayet, trouve « remarquable la moisson, tableau central du Travail de la Terre où les touches divisées, de couleur éclatante, ocre, vermillon, cadmium particulièrement font un effet très lumineux »10. Le procédé divisionniste apparaît ici logique pour ces compositions qui sont destinées à être vues à distance. Les études préliminaires, telle par exemple La Lieuse de gerbes, prouve combien il a étudié le geste, si simple en apparence, qui consiste à lier une gerbe. En quelques touches de couleur, il courbe plus ou moins le travailleur, rend l’effort plus ou moins visible. Ici des femmes ramassent les gerbes qu’un paysan vient de lier. Mais leur tâche est allégée puisque au centre la composition est placée une moissonneuse, première manifestation de la motorisation chez Henri Martin. Cette machine aux ailes rebondies s’intègre d’ailleurs bien à l’ensemble. Au premier plan, l’attention est attirée par un panier posé à terre et par une belle cruche vernissée d’un vert brillant. L’horizon est presque rectiligne, la construction très simple puisque les personnages se placent parallèlement entre eux et diagonalement par rapport à l’horizon. La luminosité estivale intense, presque dure, du Lauragais qui sert de décor, est traduite par le jaune des blés largement étalé, ponctué çà et là des gouttes rouges des coquelicots et par le bleu éclairci de chaleur du ciel11. Delacroix désirait qu’ « un tableau soit une fête pour l’œil », il semble qu’avec La Moisson du Conseil d’Etat Henri Martin y ait réussi. Le Labour et Les Semailles qui l’encadrent sont plus ternes, mais savamment composés. La tonalité brune domine pour le labour. Un attelage un peu efflanqué conduit par un paysan vêtu de marron trace un sillon qui remonte vers l’arrière-plan. Des arbres dénudés sont un rappel discret de la tristesse des saisons sans soleil : quand au semeur, solidement campé sur ses jambes écartées, presque enraciné dans ce sol brun entrouvert, d’un geste calme, il jette le grain qu’il puise dans un grand sac.
L’harmonie ocre, d’or et de vermillon utilisée pour La Moisson est reprise pour Le Travail de la Mer qui lui fait face. Le décorateur a voulu représenter la vie mouvementée d’un port, avec des femmes, des porteurs de fardeaux, des mâtures, des voilures, des maisons ensoleillées. L’impression première de ce panneau est celui d’une foule animée et remuante sous un soleil éclatant. Au fourmillement des bateaux avec leur forêt de mâts ornés d’oriflammes et grises de voiles, répond sur les quais l’intense activités des personnages.
Les progrès effectués par l’artiste peuvent se mesurer si l’on compare cette composition au panneau central de la Caisse d’Epargne de Marseille datant de1904 et qui montrait également l’animation d’un grand port. Ici, l’air circule autour de ces hommes et de ces femmes affairés, leurs mouvements sont orientés et ne donnent plus une impression de désordre. Le peintre domine maintenant sa composition au point même d’y ajouter un certain mystère. Dans le panneau principal du Travail de la Mer passe à contre-courant une jeune femme, vêtue d’une ample jupe multicolore, la main sur les hanches et un panier posé sur la tête. Son attitude hautaine, son air effronté, sa solitude au milieu des groupes la rendent étrange et attirante à la fois12. Si en 1916 Henri Martin avait longtemps hésité avant de se décider à représenter Bordeaux ou Marseille, c’est ce dernier port qu’en fin de compte il choisit. Mais le panorama de la ville avec ses hautes façades rosies visibles entre les mâts est peu personnalisé. Des taches colorées comme la chemise orange d’un homme ou la jupe rouge d’une femme ajoutent des notes un peu trop franches dans un ensemble déjà très coloré. Un petit marché en plein air aligne sur le sol des tomates, des pommes, des haricots, nature morte au volume très bien rendu, mais d’un coloris aux tons appuyés à la limite du bariolage.
Le Travail de la Mer est certainement commencé en 1918 et justifie, vers cette date, les voyages à Marseille. Il est exposé au Salon des Artistes Français de 1922 avec Le Travail intellectuel terminé lui depuis 1916 et Le Travail de la Terre fini vers 1920. Des esquisses et des dessins préparatoires leur tiennent compagnie13. La Moisson, elle, avait déjà été exposée en 1920.
Avec le Travail industriel qui est exposé en 1926 au Salon sous le titre Le Travail à Paris il commence une œuvre plus originale comme thème. En effet, depuis le chantier du Palais de Justice en 1914, il ne s’était plus aventuré à traiter pareil sujet. Mais ensuite, cette étude a dû lui plaire puisqu’il recommence une toile presque identique qu’il expose au Salon de 1931 sous le titre, cette fois plus précis, de Terrassiers place de la Concorde et ainsi décrite par Henri Focillon « sur la chaussée de la place de la Concorde, argentée de soleil, il campe des paveurs au travail »14.
Henri Martin avait avoué en 1916 ne pas savoir encore comment il mettrait en scène Le Travail industriel. Le hasard a certainement placé sous ses yeux ce spectacle, si fréquent dans les grandes villes, d’ouvriers en train d’entrouvrir le sol de la rue et il a alors choisi pour décrire ce travail familier et presque quotidien le cadre somptueux de la place de la Concorde, proche en outre du Conseil d’Etat. Il dispose de trois panneaux (deux petits et un grand) qui ne sont pas interrompus, comme les autres murs, par des portes ou des estrades.
Henri MARTIN, Etude à la plume pour la Place de la Concorde du Travail industriel (vers 1925), 17 x 26 cm, coll. part.
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Pour La Fête de la Fédération déjà il avait dressé un panorama de Paris d’un gris assez harmonieux ; ici la technique qu’il manie avec beaucoup de maîtrise lui permet de laisser cet arrière-plan dans un flou doucement irisé. Il a su capter sur les façades monumentales la teinte grise et la lumière fine de Paris. Ce fonds un peu monotone est ponctué de minces verticales élégantes (l’Obélisque et les réverbères) ou de masses plus ramassées (la fontaine ou une statue sur son socle). Les divers plans sont ainsi habilement mis en place et une perspective aérée donne de la profondeur à cette composition par ailleurs bâtie en largeur. Autour de points stables que sont les édifices circulent voitures et piétons en un flou destiné, on peut le supposer à rendre leur mobilité.
Mais l’essentiel du sujet n’est pas la place de la Concorde mais plutôt les terrassiers, presque tous de taille égale et placés sur des plans à peine décalés. Le travail industriel représenté par Henri Martin demeure en réalité encore bien artisanal ! Les seuls outils utilisés par ces ouvriers, pioches, brouettes et même marteau-piqueur, restent à la mesure de l’homme. Ils l’aident dans sa tâche mais ne le dominent pas.
Les esquisses prouvent qu’Henri Martin a eu tendance à regrouper le plus possible les paveurs, à simplifier et à enlever tous les détails superflus15. Il semble qu’il répartisse les principaux groupes de travailleurs selon les lignes légèrement diagonales par rapport à l’horizontale et les groupes secondaires parallèlement à celle-ci. Alors que les travailleurs de la terre, même lorsqu’ils font un geste identique, restent isolés, nous sommes ici en présence d’un travail collectif ; rares, en effet, sont les ouvriers dont l’ouvrage est indépendant. L’un tient un énorme burin qu’un autre enfonce au moyen d’un lourd maillet ; trois s’arc-boutent sur un long manche en joignant leurs efforts ; non loin de là, les marteaux piqueurs des deux autres s’acharnent sur la même parcelle de sol.
Henri Focillon juge que « leur activité est plus là par la loi du décor que par celle de la besogne »16 ; c’est certes vrai. Pourtant la façon dont est placé le corps humain tendu par l’effort est certainement le résultat d’un long travail de l’artiste. Trois études, données au musée de Bordeaux, ayant pour sujet un ouvrier actionnant un marteau piqueur, le prouvent. Sur la meilleure d’entre elles, le marteau piqueur est à peine visible ; seule sa pointe apparaît, s’enfonçant dans le sol alors que toutes les forces de l’homme se concentrent sur l’outil. Le corps décrit une courbe souple d’où se détache légèrement le pied arrière donnant une assise plus large mais laissant la silhouette ramassée. Une étude sur laquelle cet outil est plus en vue perd de son intensité et, une autre, sur laquelle le pied arrière est très reculé, manque de solidité.
L’artiste n’oublie pas, non plus, la lumière. Venant de droite, elle frappe le dos de l’ouvrier, l’auréolant de clair alors que le bleu de la casquette ou le vert du gilet s’assombrissent vers l’intérieur du corps. Plus clair, le ton est parfois obtenu en ajoutant une légère touche de blanc ou de rose sur la couleur appliquée au préalable. L’examen d’une étude pour laquelle aucune touche n’est gratuite peut nous renseigner davantage qu’une composition plus élaborée, car le geste de l’artiste est saisi sur le vif sans aucun repentir et la spontanéité du peintre n’a pas à se discipliner. Le fonds, lui-même, qui sert juste à mettre en place le personnage peut, par exemple, varier de la longue virgule indépendante et laissant entrevoir la toile, jusqu’aux touches carrées solidement appliquées et presque accolées.
Même dans une étude, Henri Martin individualise chacune des parties qui constituent le paveur. De minuscules confettis s’agglutinent pour donner vie au visage ; la casquette est reconstruite par les touches se pressant en remontant pour, ensuite, s’allonger et s’espacer sur la visière ; des rectangles de dimension moyenne du gilet s’entrecroisent tandis que la pâte s’allonge sur la manche blanche de la chemise et encore bien davantage sur la pantalon ou le tablier où elle est étalée en traînées d’une dizaine de centimètres. La touche ne se redit que lorsque cela est nécessaire pour rendre l’ombre sur le lourd tablier ou l’épaisseur sur le marteau piqueur ; raide pour l’étoffe du pantalon, elle se tord en virgule pour la toile plus souple de la chemise. Le peintre grâce à l’un des moyens dont il dispose, la touche, tente de rendre la réalité physique en la copiant avec la plus grande servilité matérielle possible et avec l’exactitude la plus minutieuse et, ce faisant, il l’interprète et la transcende.
C’est certainement du sol du Travail à Paris que naît la poésie de cet ensemble, car Henri Martin a transformé les pavés parisiens en autant de chrysanthèmes attirant la lumière, en autant de monticules bourgeonnants. Il semble que, tels des laboureurs, ces terrassiers retournent le sol de la ville en mottes boursouflées, délicatement multicolores. Par quel mimétisme inconscient, sous son pinceau ou son couteau, les formes cubiques des pavés se changent-elles en formes presque florales, en turgescences lumineuses ?
Dans l’article de La Gazette des Beaux-Arts de 1926, la conclusion d’Henri Focillon est bienveillante pour Le Travail de Paris d’Henri Martin : « Autour de l’humanité contemporaine il fait vibrer une ardente lumière et la changeante poésie des heures…cette juvénilité sereine, après cette ample et courageuse carrière, est honneur et leçon »17.
L’ensemble des décorations du Conseil d’Etat obtient, en son temps, un réel succès ; les critiques sont favorables, on peut par exemple lire dans La Revue de l’Art Ancien et Moderne en 1922 « la grande peinture décorative peut revêtir une allure familière et pittoresque et, sous ses cheveux de neige, son plus vaillant maître est un vrai jeune »18. D’autre part, l’artiste reçoit en 1925 un prix de l’Académie des Beaux-Arts d’une valeur de 150 000 francs19. Le Conseil d’Etat est l’œuvre essentielle de sa vieillesse comme la Salle Henri Martin l’avait été de sa maturité.
Il se révèle dans les Rêveurs des Bords de Garonne comme dans le Penseur du Travail intellectuel la même difficulté à rendre le cheminement de la pensée. Pourtant, même discrète, l’évolution de l’artiste existe puisque le symbolisme du Capitole a cédé la place à la simple description, description ambitieuse certes qui tente de donner vie à la France Laborieuse toute entière. Par ailleurs, la touche a encore acquis de la personnalité et sa fermeté s’accompagne d’une faculté protéiforme à se modeler. La même variété se note dans la disposition générale qui utilise avec habileté la diagonale, et juxtapose plans flous et plans précis ; enfin sa palette conserve des harmonies franches et vigoureuses dans La Moisson comparables à celles utilisées pour La Prairie des Faucheurs, Les Terrassiers de la place de la Concorde constituent un subtil accord de camaïeu de gris irisés et Henri Martin sait à l’occasion faire preuve de finesse et jouer avec les nuances.
1 Le terme « confirmer » est employé à dessein car, le 26 mai 1914, une note pour le chef du Cabinet du sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts précise : « Le ministre a promis cette décoration à Henri Martin ». Arch. Nat. F 21 4244.
2 Arch. Nat. F 21 4244.
3 Ibidem.
4 Cette augmentation se produit pour tous les artistes ayant eu des commandes fixées postérieurement à 1913 et encore en cours. Arch. Nat. F 21 4244.
5 Arch. Nat. F 21 4244.
Une certaine monotonie risque de se dégager de l’étude des décorations d’Henri Martin, car le Travail sous toutes ses formes est l’un des thèmes qu’il affectionne à la limite de l’obsession !
6 Arch. Nat. F 21 4244.
7 Martin-Ferrières, p. 96.
8 Gazette des Beaux-Arts, 1922, Jeanne Dorin, p. 340.
William Viennot possédait une propriété à Valençay et a donné au musée de Châteauroux dans les années 1930 une étude pour le Penseur datant de 1915.
9 A une certaine époque, des conseillers d’Etat cherchaient à se débarrasser du Penseur ! Ils invoquaient en particulier le fait que leur travail est un travail d’équipe alors que le travail intellectuel est représenté par un solitaire ; mais aucune des tapisseries prêtées par le Ministère des Affaires Culturelles ne s’est trouvée assez grande pour cacher ce vaste panneau. Ils envisageaient de garder les décorations des trois autres murs qui ne déchaînaient cependant pas leur enthousiasme.
10 Arch. Nat. F 21 4244.
11 Le Lauragais peint par Jean-Paul Laurens pour la Salle des Illustres est, lui, certes bien mis en place, architecturé avec soin, mais non exempt d’une certaine sécheresse avec ses couleurs trop sages et trop ternes.
12 Malgré ce que cette comparaison peut comporter de sacrilège, il y a une certaine analogie entre cette mystérieuse personne à contre-courant et la petite fille de La Ronde de nuit de Rembrandt.
13 Arch. Nat. F 21 4244 et livrets des Salons correspondants.
14 Gazette des Beaux-Arts, 1926, t. I, Henri Focillon, p.330.
15 Grâce aux esquisses du Musée de Bordeaux on constate +que les badauds disparaissaient et réapparaissaient au gré de sa fantaisie, les brouettes changent d’orientation, les ouvriers de couleur de vêtement. Mais rien n’est gratuit et l’ordonnance finale aboutit à un ensemble cohérent et surtout équilibré.
16 Henri Focillon, ibidem.
17 Ibidem.
18 Revue de l’Art Ancien et Moderne, XLII, 1922. Charles Saunier, p. 40.
Charles Saunier ajoute d’ailleurs une remarque prouvant l’influence d’Henri Martin au Salon des Artistes Français. « Avec son patronage, sont entrés à ce salon quelques luminaristes dont les tableaux y apportent une sorte de joie qui fût de trop longues années suspecte en ce lieu ». En 1922, il était temps !
19 Renaissance de l’Art Français, 1925, p. 381.
C. Célébration de la vigne : Décoration de Cahors et de Béziers
Selon un cheminement familier, la poursuite des œuvres d’Henri Martin ramène de la capitale vers le Midi de la France.
Dans les villes de Cahors et de Béziers l’artiste a dépeint les travaux inhérents à la culture de la vigne. Mais dans ces deux capitales viticoles, il s’est plu aussi à traiter des thèmes variés tels qu’un Monument aux morts pour Cahors et L’Apollon et les Muses ou une Idylle campagnarde pour la Chambre de commerce de Béziers.
1. Cahors : L’escalier d’honneur de la Préfecture et le Monument aux Morts
L’escalier d’honneur de la Préfecture
Quelle aubaine pour Henri Martin, casanier de nature, de recevoir des commandes pour Cahors, chef-lieu d’un département où l’artiste est chez lui1 ! Les deux œuvres exécutées pour Cahors ont une genèse relativement complexe mais leur ressemblance se limite à ce seul point.
Les Vendanges sont un triptyque destiné à l’escalier de la Préfecture du Lot conduisant à la Salle du Conseil Général. Les premiers jours de mai 1927, Les Vendanges sommairement désignées comme « destinées à la Préfecture du Lot » sont exposées au Salon des Artistes Français. Or, c’est seulement du 9 août 1927 que date l’arrêté qui en passe commande à l’artiste2 ! Cependant dès le 1er août 1924, Henri Martin avait écrit à Monsieur Monllé qu’il a eu un temps admirable pour faire quelques croquis et pochades pour le futur travail de Cahors et qu’il est « tout heureux de ces quelques documents qui vont lui permettre de chercher ses esquisses pendant les longues soirées d’hiver »3. Vers la fin du mois de septembre de l’année suivante il précise « j’ai fait quelques études pour les vendanges, mais le soleil m’a quitté aujourd’hui »4. Après un travail s’étalant au moins sur trois années Les Vendanges sont donc terminées quelques mois avant que d’avoir légalement été commandées. Après la commande les acomptes se sont ensuite succédés de 1927 à 1930, date à laquelle sont exposés au Salon les deux petits panneaux complétant l’ensemble. Il s’agit Des ouvriers fouissant les vignes de 1928 et du Labour, préparation des vignes en Quercy, daté de 1929. Effectivement, le 23 mai de cette même année le peintre écrit que « son dernier panneau de la préfecture de Cahors est à peu près terminé et si Monsieur de Monzie ne lui demande pas de l’expédier au plus tôt, il aimerait l’exposer au prochain Salon »5
Célébrer le vin à Cahors est un sujet adapté à sa destination puisque c’est une production dont la région tire une grande fierté. L’escalier de la préfecture comprend sur les deux murs de côté les travaux préparatoires aux vendanges et les soins que réclament la terre afin de produire les lourdes grappes et sur le mur principal les vendanges elles-mêmes qui se subdivisent en un grand panneau de cinq mètres environ, encadré par deux autres mesurant deux mètres chacun. Sur le mur du côté gauche, des hommes vus de dos retournent de leurs bêches le sol recouvert d’herbe laissant derrière eux, au fur et à mesure de leur progression, des monticules de terre fraîche.
Les regards des personnes qui montent l’escalier de la préfecture se trouvent ainsi à hauteur de cette pâte appliquée avec générosité et on s’aperçoit que la terre remuée est constituée par de la couleur posée d’une manière presque désordonnée, en traces de cinq centimètres de long sur deux de large environ et, sur une première couche de marron, se surajoute du jaune, du vert, de la terre brûlée. Le relief de la toile devient aussi inégal que celui de la terre qu’il est sensé restituer. Mince en son milieu, chaque touche s’épaissit sur ses bords et, par endroits, le pinceau semble s’être « essuyé » sur la toile en laissant un petit tas grenu de pâte multicolore.
Sur le mur de droite un attelage, devant lequel marche une femme, trace son sillon au milieu des ceps. La femme courbe lourdement la tête et les épaules, montrant que sa tâche est pénible. Le rythme lent et morne de ce groupe et de leurs ombres se déplace parallèlement à la ligne des vallées. Henri Martin n’apparaît pas, ici, comme un peintre animalier si l’on en juge par la plate musculature du bœuf qui traîne la charrue. Cependant l’ensemble est bien construit puisque la ligne des collines sur les murs latéraux amène habilement l’œil vers la scène principale des Vendanges qui occupe tout le mur du fond. Là, à droite, une vieille courbée et traînant une chèvre, compagne attitrée chez Henri Martin des paysannes âgées, sert de pendant à gauche à un égrappoir sur lequel est juché un homme. L’égrappoir est bien construit, prenant lourdement appui sur ses hautes roues ; à son ombre et sur son bâti les restes des repas des vendangeurs forment deux natures mortes de belle venue. Des linges blancs et froissés glissent de l’égrappoir ou s’étalent sur le sol, en une pâte fluide et lisse ; des pommes, petits volumes ronds, rouges ou verts accompagnent un panier d’osier ou une haute jarre. A la vue de ces objets, on peut regretter que la nature morte ait été un genre très rarement pratiqué par Henri Martin, car il sait conférer aux objets quotidiens densité et réalité.
Sur la scène principale, des vendangeurs lourdement chargés et des vendangeuses coiffées de paille s’activent au milieu des champs, mais sans grande individualité, tout entiers absorbés et annihilés par leur besogne. Sans le fin trait de couleur noire qui les délimite, ils auraient tendance à se confondre avec le feuillage de la vigne dans laquelle ils travaillent.
Le feuillage éclatant qui avait le rôle principal dans la salle à manger de Madame Tissier s’étend à Cahors en bandes rectangulaires, mais seuls les ceps du premier plan ont des feuilles distinctes, les autres se perdent dans une masse confuse qui barre de rouge toute la composition. Ce rouge un peu franc et violent, le quadrillage vert acide et marron des champs font un bariolage à la limite de l’excès de couleur. La tonalité générale fauve formée de terre brûlée et roux, forte et réussie, est un peu agacée par ces verts et rouges. Le paysage occupe la première place grâce aux courbes entremêlées des collines qui donnent de la profondeur à la composition6. Grâce aux touches vigoureuses et épaisses le peintre allie une fermeté de détails à une souplesse de lignes directrices.
En définitive, dans cette région qu’il aimait particulièrement, Henri Martin a su rendre sensible, sans tomber dans l’écueil du pittoresque facile, les vendanges, travail des hommes aux multiples aspects. La discrétion des hommes n’est qu’apparente dans ces collines lotoises domestiquées et humanisées où le quadrillage des champs parsemés de maisons est leur ouvrage. A la préfecture de Cahors, plus que la vigne est célébré avec pudeur l’accord entre la nature et les paysans.
Le Monument aux morts de Cahors
Henri Martin a réalisé dans sa carrière deux monuments aux morts. Pour témoigner de son appartenance à la communauté villageoise de Labastide-du-Vert, Henri Martin propose, vers 1925, au conseil municipal dont il est membre d’exécuter un monument aux morts inédit, en l’occurrence une plaque de céramique devant être apposé sur un mur à l’intérieur de l’église. L’œuvre comporte dix-sept noms en noir se détachant sur un fond blanc avec un encadrement de motifs floraux aux tons soutenus et francs7.
Quant à l’exécution du monument aux morts de Cahors, c’est une idée originale du Maire, Anatole de Monzie, qui lui avait demandé de « composer un monument dédié aux 368 enfants de Cahors, morts lors de la première guerre »8. Ce triptyque devait être installé au fond d’une sorte de chapelle située dans le vestibule de l’Hôtel de Ville9.
Si l’œuvre est, en 1932, « une des plus remarquées »10 du Salon des Artistes Français où l’artiste continue à exposer fidèlement, elle ne fait pas l’unanimité à Cahors ! Les partisans de la tradition classique des monuments aux morts s’insurgent ; tenants de la peinture et amis de la sculpture en pierre s’affrontent pendant des années. En février 1928, Jules Cabrol, alors Préfet, écrit à Anatole de Monzie : « ce n’est pas parce que mon ami Antonin Bergon préfère le granit ou le bronze à la fresque pour que moi-même je ne rende pas hommage à votre généreuse pensée et au magnifique talent d’Henri Martin »11. Les opposants l’emportent cependant et le 10 novembre 1935 est inauguré Place Thiers un monument de pierre La Femme et le Soldat12. Que faire alors de ces décorations ? Elles ne peuvent demeurer dans la salle du Musée Gambetta où elles sont dépourvues d’encadrement et où le recul est insuffisant13 ; la chapelle du musée et la salle du conseil général sont aussi récusées. « On viendra voir les Henri Martin de Cahors comme on vient voir les Rembrandt de La Haye » prédit pourtant en une belle envolée lyrique et exagérée, un article de La Dépêche du 30 janvier 1936. L’Hôtel de Ville en hérite durant quelques décennies avant que ce triptyque ne soit exposé définitivement au musée de Cahors à partir de 1970.
Le fond du triptyque est occupé par le panorama stylisé de la ville de Cahors avec les coupoles de la cathédrale dominant le panneau de gauche et la tour du pape Jean XXII celui de droite, tandis que, entre les deux monuments, s’étagent harmonieusement arbres et maisons. Au centre sur un socle massif, une hiératique Athéna archaïque, bouclier au poing, s’élève au-dessus d’un bosquet de fleurs et reçoit sous forme de couronnes et de palmes l’hommage du cercle des communiantes, sœurs cadettes des fillettes de La Fête de la Fédération, elles aussi porteuses de palmes. La blancheur de leurs robes, trop massivement groupées n’éclaire pas l’ensemble de l’œuvre assez sombre ; cette lumière grise est peut-être voulue s’il s’agit d’ « un jour sombre de Toussaint »14. Quelques silhouettes pataudes d’enfants, les bras chargés de bouquets ronds apportent un peu de grâce à cette fresque où le recueillement et la tristesse sont de circonstance. Il est en effet logique que des enfants, des femmes et des vieillards, ou plus exactement des pères soient les seuls spectateurs méditatifs de cette hommage puisque les hommes sont sensés être couchés sur les champs de bataille ; leur unique représentant est un poilu, encombré d’une couronne15. Cette foule se tient debout, de profil, des deux côtés de la statue, en une immobilité silencieuse, loin de la rive habitée par les vivants.
En dehors de son intérêt pictural, cet ouvrage peut aider à mieux comprendre la personnalité d’Henri Martin. Il a tenté de réunir un demi-siècle d’admirations ou d’amitiés sur cette vaste toile grâce à laquelle il revient à l’art du portrait (genre peu pratiqué depuis 1910, à l’exception des autoportraits). Il rassemble pour Le Monument aux morts de Cahors une vingtaine de portraits fortement individualisés, mais présentant des caractères communs. Ces nobles têtes, fermement campées, sont celles d’hommes âgés et se livrant à des occupations intellectuelles. Bien que les vieux cadurciens affirment que les personnalités les plus célèbres de leur ville sont portraiturées sur ces panneaux, les liens de ces personnages paraissent beaucoup plus étroits avec l’académie des Beaux-Arts16. Dans cette galerie de portraits, seuls peuvent être considérés comme ayant des liens avec Cahors le Docteur Matza, Monsieur Fenaille et le compositeur Philippe Gaubert qui y naquit en 1879.
La musique se taille une belle part dans cette assemblée puisque peut s’y reconnaître Gabriel Pierné, l’ami avec lequel Henri Martin s’amusait à pianoter…sur les boutons de son habit d’académicien17, mais qui, entre autres titres de gloire, dirigea les premiers ballets de Diaghilev et présida aux destinées des concerts Colonne. S’y trouvent encore le célèbre compositeur de Louise, Gustave Charpentier et Charles Marie Widor qui, en son temps, renouvela la technique de l’orgue français. Ces amitiés prouvent que son amour de la musique toujours vif l’amenait à fréquenter les plus grands noms de son temps. Si le conservateur du dépôt des Marbres et ami, Monsieur Monllé, n’est pas oublié, l’histoire de l’art est honorée en la personne de Louis Hourticq et l’architecture en celle du maître architecte avec qui Henri Martin avait collaboré à l’Hôtel de Ville de Tours en 1900, Monsieur Laloux18.
Deux peintres seulement sont portraiturés : Georges Desvallières, élève de Gustave Moreau et ami de Rouault, élu aux Beaux-Arts en 193019, et mademoiselle Nelly Duhem, peintre de fleurs, fille du peintre Henri Duhem installé à Saint-Céré20.
Quant à Le Sidaner, accompagné de sa belle-fille Simone, il semble qu’il figure là davantage en sa qualité d’ami qu’en celle de peintre21. Il est en effet l’un des comparses, et non le moins doué, du trio inséparable depuis un demi-siècle en amitié comme en art, formé avec Aman-Jean et Henri Martin. Enfin toute la maisonnée d’Henri Martin a été requise pour compléter la foule recueillie : le sempiternel Viennot, la fidèle Marie-Louise, sa femme, le fils préféré Martin-Ferrières et même un noble vieillard, son beau-père, Monsieur Barbaroux !
La réserve des cadurciens quant à ce monument aux morts, d’un style peu commun, est relativement compréhensible. Car, si la tentative pour renouveler le genre est louable, l’émotion n’étreint guère le spectateur devant cette fresque où se juxtaposent, de manière presque lassante, crâne dégarnis ou auréolés de neige et où l’étagement en registres horizontaux engendre une certaine monotonie. Pour une fois cependant Henri Martin a cherché des thèmes nouveaux, un but de décoration qui sorte des sentiers battus, et au soir de sa vie comme au début de sa carrière, il veut prouver qu’il est un portraitiste.
1 Gazette des Beaux-Arts, 1922, t. I, p. 340 par Rocheblave.
2 Arch. Nat. F 21 4244.
3 Ibidem.
D’autre part, Martin-Ferrières en reproduisant l’esquisse d’un vendangeur de Cahors la date de 1924.
4 Arch. Nat. F 21 4244.
5 Ibidem.
6 En comparant la ligne de ces collines à celle du tableau de L’Homme entre le vice et la vertu, on constate combien l’intention et la réalisation sont différentes même si l’allure générale du dessin est très identique. Sans consistance, à peine esquissées, dans l’œuvre de la période symboliste, les collines sont à Cahors denses et presque charnellement rendues.
7 Comme à Labastide-du-Vert, le souvenir des soldats de Damvilliers (Meuse) est commémoré par l’inscription de leur nom à l’intérieur de l’église. On a utilisé dans ce cas comme support les vitraux réalisés à cet effet.
8 La Dépêche, Jules Cabrol, 25 octobre 1960.
9 La Dépêche, 30 janvier 1935.
10 Art Méridional 1939, « A Marquayrol » par J.L. Gilet, p. 11.
11 La Dépêche, 25 octobre 1960.
12 Le soldat, fait exceptionnel, n’est pas une abstraction, un « soldat inconnu » mais un portrait véridique d’un mort pour la patrie.
13 La Dépêche, ibidem et 30 janvier 1935.
14 L’Art Méridional, 1939, « A Marquayrol » par J.L. Gilet, p. 11. Les fleurs et les communiantes évoquent plutôt le printemps.
15 Les études possédées par le Musée de Bordeaux sont en particulier Le Poilu et Une Communiante.
16 L’identification de ces personnages a été fournie par Martin-Ferrières.
17 Martin-Ferrières, p. 74.
18 Ce dernier s’est trouvé si ressemblant et si vivant qu’il a demandé et obtenu une réplique de son portrait (fait rapporté par Martin-Ferrières).
19 Dans divers travaux Monsieur Guinard a situé l’importance de Georges Desvallières dans l’art sacré.
20 Nelly Duhem expose au Salon des Artistes Français de 1920.
21 Proust avait pris Le Sidaner comme tête de Turc et se moque d’un avocat parisien dont l’hôtel était un véritable temple Le Sidaner et pourtant les œuvres discrètement pointillistes ne manquent pas d’un certain charme.
2. Béziers
Premier étage de la Chambre de Commerce
La Chambre de Commerce de Béziers qui siège dans un fort bel immeuble des allées Paul Riquet s’enorgueillit de deux salles décorées par les soins d’Henri Martin. Au premier étage, la salle du Conseil d’Administration de dimensions relativement modestes a ses petits côtés décorés par les travaux de la vigne et, sur le mur qui fait face à des baies, s’étalent deux panneaux plus importants Bucolique et Idylle. Toutes ces décorations ont été offertes en 1933 par une pléiade de généreux donateurs. Commande collective ou forme de mécénat publicitaire ? Par contre, on ne sait qui a financé Apollon et les Muses, le triptyque de la salle de conférences du rez-de-chaussée22.
La parenté entre Les Travaux de la vigne dans le Lot et dans l’Hérault est évidente ; mais le cadre est, ici, plus restreint qu’à la préfecture de Cahors puisque chaque panneau est n’a qu’un mètre environ de large aussi le peintre a du centrer davantage ses sujets et les simplifier. C’est ainsi que Le Sulfateur et Le Travail de la vigne ne présentent chacun qu’un seul travailleur. Sur ces deux petits panneaux trop étroits, le décorateur a habilement rectifié ce défaut en présentant des rangées de ceps parallèles qui viennent buter au fond de la toile contre un champ horizontal, ce qui semble élargir l’espace. Si Le Sulfateur manque un peu de présence, l’effort du paysan du Travail de la vigne est sensible dans les muscles du bras se crispant sur la bêche en train de pénétrer le sol ou dans la silhouette courbée sur l’outil.
Dans Le Sulfateur les ceps éclatent de sève vigoureuse tandis que dans la toile voisine ils dressent sur le sol brun leurs moignons déchiquetés. Les mottes de terre du premier plan, vues de près gardent la marque du geste alerte du peintre qui a étalé la pâte avec générosité. Le brun et la terre de Sienne, parsemés de traînées violettes, dominent appliqués en larges virgules de presque cinq centimètres, puis en larges pastilles, enfin en petits points de quelques millimètres seulement vers l’horizon.
La Cueillette et Les Vendanges qui complètent les travaux de la vigne font preuve de plus de gaieté et d’animation. Dans Les Vendanges la vigne est prétexte à une juxtaposition de couleurs rutilantes où la forme s’efface derrière la couleur et où jaillissent et s’entrecroisent les flammèches des feuillages. Un homme s’éloigne lourdement chargé, mais l’essentiel du travail est effectué par des femmes en costume de ville, tenue peu adéquate. La Cueillette est d’une tonalité plus acide sur laquelle se détachent les chapeaux de paille à longs rubans noirs des femmes.
Dans le décor d’une mer cernée par des collines et sur quatre mètres de large environ Bucolique met en scène, au premier plan, une femme et des enfants qui gardent un troupeau de chèvres et, dans le lointain, des hommes qui travaillent la vigne.
Toutes les lignes du paysage convergent vers une maison située dans le coin supérieur gauche, maison de type théoriquement provençal, entourée de cyprès et complétée par une pergola. Un autre point fort du tableau est l’arbre qui se dresse insolite au centre même de la toile et se découpe solitaire sur le ciel. Il surprend par son relief et sa densité obtenus par de longues touches sombres à peine discontinues. En particulier, le tronc cerné d’un trait noir et à la limite du dépouillement, joint à une grande vigueur une sécheresse peu habituelle chez Henri Martin. La nervosité de la technique, l’aplat de la couleur s’opposent au papillonnement vaporeux habituel. Quant à la prairie, elle montre un effort louable d’adaptation au climat méditerranéen. On est loin de la grasse prairie des Faucheurs, située dans la vallée alluviale du Lot, ici la rocaille apparaît, l’herbe sèche battue par les vents se couche et jaunit. Une cruche vernissée, une bonbonne, quelques tomates constituent, au pied de l’arbre, une nature morte aux teintes comparables à celles de la prairie.
Dans cette Bucolique une jeune mère et son enfant à l’air replet introduisent le sentiment du bonheur familial auquel une fillette en rose reste étrangère. Elle s’écarte de sa mère, toute absorbée dans le livre qu’elle est en train de lire comme le Penseur du Conseil d’Etat l’était dans ses pensées. Cette occupation intellectuelle, dans ce cadre champêtre, a de quoi surprendre et on peut se demander si ce ne serait point une tentative pour relier deux mondes, celui des livres et celui de la terre, qu’Henri Martin avait jusqu’alors soigneusement séparés. Le respect un peu intimidé du peintre sexagénaire pour la studieuse fillette ne fait pas sourire, car il a su, en une ligne très pure, relier la chevelure et la nuque penchée de l’enfant à sa robe et, par ce simple trait foncé, détacher la fillette de tout ce qui l’entoure et lui donner du mystère. Dans cette composition le peintre précise les contours en les cernant d’un trait sombre qui donne plus de fermeté à l’ensemble, mais qui constitue un abandon du pointillisme pur.
Idylle exposée au Salon de 1933 est le seul de ces panneaux qui ait eu les honneurs de la critique. Pierre Courthion assure dans les Beaux-Arts de 1933 : « Jamais il n’a eu la touche aussi émue et jamais il ne nous a autant touché que dans cette scène champêtre »23, et il ajoute même : « C’est très habile mais ce n’est pas de la virtuosité »24. En effet, le décorateur sait donner de façon discrète la prépondérance à ce panneau et par des rappels d’objets ou la continuité sans monotonie des paysages relier entre eux les divers sujets qui composent la décoration de cette salle25 ; de même la sincérité de l’artiste est entière. Sa pudeur naturelle, sa difficulté à exprimer ses sentiments se retrouvent dans le couple un peu gauche qui est le sujet principal d’Idylle. Le point central de la toile est le mince espace qui sépare la main rude de l’homme de celle, plus fine, de la jeune fille. C’est là qu’aboutissent les diagonales des deux rangées de moutons, là que la courbe de la colline devient horizontale, là encore que se situe la respiration du tableau.
Mais hélas ! cette idylle champêtre est aussi un assemblage de morceaux choisis, un montage de réminiscences où l’auteur semble inconsciemment se pasticher lui-même. Comme dans Le Berger de la Sorbonne, des moutons paissent au bord d’une mer sur laquelle se couche un soleil qui a fort heureusement abandonné la tonalité violette pour du jaune argentée ; comme dans les paysages de Labastide-du-Vert, les arbres sont couronnés de confettis roses et blancs. Quant au couple, si la jeune fille en train de tricoter rappelle Elise, le modèle de la salle Henri-Martin de Toulouse, son amoureux, veste sur l’épaule et tête baissée, a l’attitude du mari de la scène champêtre du Xe arrondissement. Par contre, le petit chien aux oreilles dressées est un représentant réussi de la race canine ; la mer et le littoral s’interpénètrent avec douceur ; deux lignes de collines, l’une à peine esquissée dans le lointain, l’autre plus précise, sont séparées par de bleus et des mauves finement nuancés26. Dans le coin gauche enfin, les branches encore dégarnies d’un arbre s’inscrivent en brun sur la mer plus claire et argentée introduisant une note sourde, presque angoissée dans un paysage soi-disant idyllique. Est-ce, sous l’allégresse apparente, l’inquiétude de l’âge qui étreint le peintre ?
Rez-de-chaussée de la Chambre de Commerce
Cette inquiétude est justifiée si on considère la décoration d’Apollon et les Muses qui orne, au rez-de-chaussée, une salle agrémentée de colonnades et de bas reliefs en stuc.
Pourquoi avoir choisi pareil sujet ? On a du mal à supposer que les viticulteurs, auxquels est destinée l’œuvre, l’aient imposé. Le thème lui-même, assez démodé en 1930, n’est guère amélioré par l’interprétation de l’artiste. Un bois de pins jonché d’aiguilles rousses s’étire sous une lumière parcimonieuse sur trois panneaux totalisant sept mètres de long.
Au centre, Apollon tente de s’élever dans les airs ; la cape marron qui cache en partie sa molle anatomie ne lui est d’aucun secours, ni la lyre qu’il brandit, ni l’auréole qui cerne sa chevelure rousse. Et pourtant les huit muses ici présentes sont hypnotisées ! Trois sont agenouillées sur sa droite comme pour une séance de gymnastique : l’une se cache la tête dans les mains, l’autre a les bras ballants de stupeur, quant à la troisième, elle préfère joindre ses mains rougeaudes. Le groupe opposé présente une plus grande variété dans les attitudes et un certain rythme dans la pyramide que composent leurs corps. Une impression de soumission totale se dégage de tous ces visages. Henri Martin, de toute évidence, a travaillé la disposition des muses et leurs attitudes, car, dans l’esquisse du musée de Cahors, elles sont plus éparpillées.
Les décorations de Cahors et de Béziers prouveraient qu’il est peut-être vain de diviser l’ensemble des œuvres d’Henri Martin en périodes tranchées sans communication entre elles ; diverses tendances coexisteraient en lui à l’état latent et ressurgiraient, au détour des années, des thèmes et des centres d’intérêt laissés longtemps inutilisées. Ainsi, muses et lyres de la période symboliste font leur réapparition dans l’Apollon de Béziers, tandis que le goût du portrait se satisfait amplement au Monument aux morts de Cahors.
Le travail de la vigne fait suite aux travaux des champs dans son apologie du monde paysan, mais ses variations sur le même thème prouvent qu’il est encore capable de se renouveler. Les décorations du premier étage révèlent une innovation technique. Alors que l’œil devait recréer à distance les objets ou les êtres qui sur la toile se confondaient en une multitude de pastilles ou de tâches, maintenant, le peintre tend à privilégier certains volumes qu’il cerne d’un fin trait noir, les détachant ainsi du reste de la toile. En particulier, certains arbres ainsi traités sont animés d’une spiritualité nouvelle et doués d’une présence indéniable.
22 Les tonalités principales des panneaux ont été reprises dans les boiseries.
23 Beaux-Arts, 1933, Pierre Courthion, p. 75.
24 Ibidem.
25 Henri Martin n’avait pas du prendre les mesures avec précision car on a l’impression que des toiles ont été « rétrécies » ou « étirées » pour s’adapter au cadre qui devait être le leur.
26 Ce paysage n’évoque aucun lieu précis de la région aux Biterrois.
D. Ultimes décorations
En 1935, la mairie du Ve arrondissement de Paris passe commande à Henri Martin d’un ensemble destiné à embellir l’escalier en rotonde et éclairé par des verrières qui conduit au premier étage de cet édifice public mais cossu. L’artiste choisit pour thème de sa décoration le jardin et le bassin du Luxembourg, choix logique puisque le Luxembourg est proche de la mairie du Panthéon. Les Champs-Elysées, exécutés en 1939 et dernier ouvrage décoratif de l’artiste, ont été achetés par l’Etat.
1. La mairie du Ve arrondissement : Le Luxembourg
L’ensemble comprend cinq panneaux dont trois représentent le bassin du Luxembourg et deux, sur chacun des côtés, des allées ombragées.
S’il ne paraît point y avoir ici de symbolisme nettement lié à l’âge des promeneurs, on peut cependant constater l’importance des enfants au centre de la composition, des adultes au milieu et des vieillards aux deux extrémités. Le temps s’enfuirait selon un mouvement centrifuge qui correspond aussi à la direction générale des personnages.
A la rotondité de l’emplacement à décorer correspond l’arrondi du bassin qui étale largement sa surface brillante animée par les bateaux des enfants. La symétrie par rapport au jet d’eau central du bassin est rendue par deux grands vases et par les deux allées servant de cadre aux deux panneaux excentriques. Enfin l’impression de profondeur provient, d’une part, de la perspective des allées pour les côtés et, d’autre part, du centre de la composition de la trouée dans les frondaisons au-delà du jet d’eau. Cette construction rigoureuse et sans imprévu donne une impression de classicisme et de netteté reposante.
Les enfants, malgré leurs bérets trop enfoncés, touchent par leur attitude passionnément attentive ; même vus de dos, leur sérieux et leur plaisir sont patents comme celui du garçonnet blond qui s’avance vers le bassin en portant son bateau. Quant à la foule de promeneurs cossus, harmonieusement et habilement répartie autour du plan d’eau, elle comprend plusieurs couples d’amoureux qui, en des attitudes variées, expriment une même tendresse tranquille.
Sur les panneaux centraux, la nature domestiquée des denses frondaisons du Jardin du Luxembourg est une riche matière pour l’artiste habitué aux maigres chênes caussenards. En une montée progressive, à partir de l’axe du jet d’eau, les arbres hauts et touffus envahissent le ciel agrémenté de nuages rosés, tandis qu’une seconde rangée d’arbres se présente comme des boules aérées et parsemées de taches blanches et, par leurs rondeurs, s’opposent aux troncs élancés bordant les allées voisines.
Sur le panneau opposé l’émotion étreint davantage à la vue du vieux monsieur qui s’avance avec précaution au milieu de l’allée. L’âge a tassé ses épaules, fléchi ses genoux ; insensible à ce qui l’entoure, il s’absorbe dans sa lecture. Le trait noir qui délimite sa redingote et son visage accentue sa solitude au milieu de cette foule animée et fait ressortir la blancheur de sa barbe. La touche, à la fois puissante et sans cesse brisée, rend sensible ici l’éminente dignité et la touchante fragilité de la vieillesse. Si l’on rencontre dans l’œuvre d’Henri Martin un vieillard qui puisse nous toucher, c’est peut-être parce que maintenant il y a identité entre le modèle et l’artiste et sa sincérité est communicative. Ce vieil homme toujours soucieux d’apprendre n’est-ce pas aussi le peintre lui-même ?
L’ensemble du Jardin du Luxembourg présente des aspects incontestablement originaux. Lui qui a tant peint les gens simples en train de travailler en peinant, le voici décrivant une foule aisée et oisive. En choisissant le Jardin du Luxembourg, espace vert depuis longtemps préservé, Henri Martin a tenté de rendre la présence de la nature au cœur de la cité, une difficile alliance. Il y réussit malgré le caractère artificiel de ces hauts arbres bien ordonnés ou de ses allées bien ratissées très différentes de la nature simple qu’il affectionne.
Enfin, timidement transparaît sur un visage de vieillard une spiritualité nouvelle ; cette silhouette solitaire et ployée avance, avec sérénité, vers le terme de son existence.
Cette conscience qu’a l’artiste de l’approche de sa fin est peut-être révélée par son ultime œuvre décorative qu’il dénomme : Les Champs-Elysées. Car il ne s’agit point comme son titre, faisant suite à celui du Jardin du Luxembourg, pourrait le laisser supposer, de l’avenue du même nom ; cette fois, c’est le séjour des bienheureux de Dante qu’il a voulu décrire.
2. Les Champs-Elysées
Cette décoration est aussi mentionnée sous les titres suivants : Béatitude, Sérénité, Harmonie. Ces vocables pouvaient faire craindre que, comme à Béziers vers 1932, il ne soit retombé dans l’allégorie. Des personnages féminins, peut-être des muses, vêtus de blanches tuniques, dansent, chantent ou jouent d’un instrument archaïque dans une prairie fleurie plantée de peupliers, paysage certainement lotois.
Henri Martin n’a jamais très bien su donner une expression naturelle aux visages et la plupart de ces jeunes filles regardent les cieux d’un air béat qui peut justifier un des titres de l’œuvre, sauf l’une d’elles qui se détache au premier plan et au centre de la composition ; malgré le bandeau, peu esthétique, qui ceint son front, son visage a un bel arrondi et elle sourit avec simplicité. Son air de saine jeunesse s’harmonise avec la prairie fleurie qu’elle foule de ses pieds nus. Des silhouettes aux cheveux dénoués dansent à l’arrière-plan avec une certaine grâce, tandis que d’autres, légères, se confondent avec les troncs frêles ; la lumière transforme avec bonheur leurs tuniques blanches en un délicat arc-en-ciel.
Dans la prairie, hymne à la joie composé de teintes claires, les boutons d’or, d’un jaune éclatant voisinent, sur un fond d’herbe vert tendre, avec des tulipes rosées et de fins myosotis bleutés. Mais cette prairie étonne par la précision presque scientifique dans la description de la flore. La houle verdoyante ponctuée de rouge qu’était la prairie des Faucheurs a cédé la place à une juxtaposition de fleurs justement individualisées et patiemment répertoriées. Le flou habituel se retrouve dans les frémissantes petites feuilles dorées des peupliers ou dans les lointaines collines d’un mauve vaporeux. Une lumière enfin, presque trop éclatante, inonde ces Champs-Elysées, car Henri Martin ne pouvait certainement concevoir un royaume des ombres qu’inondé de lumière !
L’impression générale de cette œuvre, testament décoratif de tonalité pastel, est celle d’une grande fraîcheur d’âme et presque d’une certaine naïveté au sens où ce terme s’emploie pour les peintres qualifiés de naïfs.
L’intérêt des Champs-Elysées dépasse largement sa valeur picturale et il est tentant de l’interroger. Il semble que l’octogénaire songe à sa fin sans angoisse, avec sérénité et presque apaisement. L’Au-Delà de ces rêves est maintenant bien éloigné des représentations emphatiques et dramatiques qu’il se plaisait à donner de la mort dans ses jeunes années. Il doit avoir regroupé, dans cette vaste toile, tous les éléments qui ont charmé son existence et qu’il souhaiterait retrouver après sa disparition. Il mêle et réconcilie fraternellement allégories et réalité. Les silhouettes féminines, davantage que les muses, sont bien plutôt des évocations joyeuses et imprécises de la musique qu’il a tant aimée ou des rondes enfantines et fleuries qui traversent, légères, nombre de ses compositions. Par ailleurs il avoue, avec franchise et candeur, avoir connu le paradis sur terre puisqu’il transpose dans les séjours élyséens, en une gamme féerique et tendre, les collines et les peupliers qui entourent Marquayrol. Enfin il célèbre et glorifie la folie qui l’a enivré sa vie durant : la lumière.
Il est difficile de prendre congé de l’artiste sur la description des Champs-Elysées, œuvre peinte en 1939, alors qu’il a vécu et fort activement jusqu’en 1943.
Comme en 1914, il se retire à Labastide-du-Vert dès le début des hostilités de la deuxième guerre mondiale. Mais il n’y mène point une vie de reclus ; plein de vitalité, il a un taxi à son entière disposition qui lui permet de circuler entre Cahors et Labastide, ou de prendre aisément le train pour Toulouse. Il s’intéresse intensément à son art comme en témoigne la correspondance1 avec Monsieur Mesplé dont l’objectif essentiel est de lui assurer une provision de couleurs suffisante à sa toujours grande production, car les couleurs aussi sont denrées rares en ces temps de pénurie. Il n’oublie pas ses vieux amis puisqu’il s’inquiète du sort de Paul Gervais ; il souhaite que ses toiles entrent au Musée des Augustins ; il grimpe aussi hardiment sur des échafaudages au Capitole afin de restaurer les Faucheurs endommagés.
Dans un des derniers autoportraits conservé au Musée de Bordeaux, le peintre fixe droit devant lui avec sérieux et insistance et la vivacité aigue du regard, presque inquisiteur, étonne. Une lumière crue éclaire le côté droit de son visage très légèrement de profil et dont les traits semblent modelés par l’ombre. Comme s’il se dépouillait lui-même de tout accessoire inutile, à l’inverse d’autoportraits antérieurs, palette et décor ont disparu et seul apparaît, en une mince oblique, le profil d’un tableau. Par contre subsiste la solidité du buste et l’inquiétude du regard. La simplicité de conception n’exclut pas cependant une grande habileté technique dans ces exécutions : pour preuve ses cheveux ou sa barbe qui semblent de neige, alors qu’en réalité leur blancheur est composée de molécules de vert, tachetées de rose ou de jaune quand elle s’éclaire.
Le travail continue à l’absorber tout entier et il peint encore trois jours avant sa mort qui survient dans la nuit du 12 au 13 novembre 1943, à la suite d’une complication grippale, car il a pris froid en travaillant dans son jardin par un temps humide « en ne voulant pas perdre quelques minutes pour aller chercher un manteau »2.
La Terrasse de Marquayrol sous la neige daté de 1943 peut servir d’épilogue pictural à cette longue vie. Tel un rideau de scène, un pan de mur et les branches desséchées d’un arbre bordent la toile en hauteur. Le devant de la scène est occupée par un fauteuil dont le rotin blanc, symbole d’été, paraît jauni comparé au tapis blanc de la neige qui recouvre la terrasse. Ce fauteuil abandonné suggère l’absence, la longue absence de l’artiste qui s’approche. Silence, vide, calme émanent de ce tableau où la neige apaisante a tout recouvert, tout confondu. La couleur placée en touches carrées est cependant un peu moins fermement appuyée qu’à l’accoutumée ; une once d’hésitation se décèle dans le geste du peintre, Henri Martin qui a si souvent choisi l’hiver comme symbole de la vieillesse et de la mort, avec des moyens familiers et modestes murmure un adieu discret. La terrasse ensevelie, le paysage englouti, le fauteuil abandonné le préparent à quitter, lui aussi, Marquayrol pour le coteau d’en face.
C’est en effet là qu’il repose maintenant au centre du petit cimetière adossé sur la colline vers la route de Sals. Un grand cyprès ombrage une tombe massive déjà brunie ou délavée par les intempéries et que surplombe une haute pierre terminée par une volute curieusement sculptée, unique ornement qui n’entame pas la simplicité robuste de l’ensemble ; sur l’inscription creusée sur la stèle se lit : « Henri Martin, Membre de l’Institut – 1860-1943 et sa famille ».
Cette dernière demeure est celle qui lui convenait le mieux ; une dalle sobre au milieu de ces paysages qu’il a tant aimés et tant peint : Labastide, Marquayrol et son atelier, les causses pierreux. Loin des fluctuations de la gloire ou des vanités parisiennes, cette nature qui a contribué à son épanouissement d’artiste l’entoure encore aujourd’hui amicalement.
1 Lettres du 8 mars, 22 mai, 19 juin, 24 décembre 1942 et du 11 mars, 29 mars 1943.
2 Martin-Ferrières p. 94. On ne peut que s’élever contre une erreur, minime certes, mais souvent répétée qui donne Paris comme lieu de décès d’Henri Martin.