Sommaire
Le peintre de chevalet
Chapitre I : Henri Martin au début du siècle
En 1900 l’artiste a quarante ans. Ayant affirmé sa personnalité et maîtrisé une technique, il peut alors s’exprimer pleinement, en particulier en tant que peintre de chevalet. Avant d’aborder cet aspect de son œuvre, il serait utile d’esquisser rapidement comment apparaît l’homme, car, pour l’essentiel, son caractère et sa façon de vivre se modifieront peu par la suite. De même, ses toiles prennent alors des caractéristiques qui subsisteront longtemps, tandis que son destin et sa technique picturale deviennent de plus en plus personnels et conviennent à la matérialisation des sujets choisis.
A. L’homme
Son aspect physique s’est affirmé par rapport à celui du beau jeune homme, d’un romantisme un peu fade, photographié vers 1887. Dans les autoportraits où il se peint habituellement en train de travailler et de profil, le regard vif, presque inquisiteur frappe dès le premier abord, le spectateur. Les témoignages concordent pour noter ses yeux profonds et noirs, très vifs où brillent, à la fois, un peu de malice et beaucoup de bonté, « des regards perçants qui cherchent sans cesse le pourquoi des choses » , ou encore, « son regard pénétrant, doux, enveloppant avec tendresse ceux qui lui plaisent, mais noir et bourru pour ceux qui le dérangent dans son travail » , et si la chevelure brune commence à blanchir et le large front à se dégarnir, la courte barbe ondulée adoucit l’acuité du regard.
Sa tenue s’accorde avec son caractère simple et ennemi des contraintes, même vestimentaires. Il porte, habituellement, un veston de velours à côtes, une chemise de flanelle et une cravate lavallière, le tout accompagné d’un immense chapeau mou et de grosses bottes. Une autre de ses tenues favorites consiste en une veste fermée jusqu’au cou par neuf ou dix boutons, en un pantalon de velours à côtes à la demie hussarde , et en un jersey bleu à col roulé, lui moulant le torse . Vigoureux et râblé, d’allure souple et trapue à la fois, il donne malgré sa petite taille, une impression de puissance équilibrée. Le portrait serait incomplet s’il n’était fait mention de la pipe. La face naturellement grave, s’égaie soudain de l’éclat d’un rire juvénile décelant les dents serrées sur la pipe familière. Allumer une pipe, savourer les premières bouffées en admirant, par exemple, l’élancement d’un clocher de Labastide-du- Vert lui est une récompense lorsque le travail avance à son gré .
Une grande simplicité se retrouve dans son train de vie. Etant particulièrement fier du vin que produit sa vigne de Marquayrol, il réquisitionne tous ses amis en septembre pour les vendanges et il accepte plus facilement des critiques sur sa peinture que sur son vin.
Cependant sa frugalité est reconnue. De mars à novembre, il part pour son travail dès le matin et il n’a pour pitance qu’un sandwich de beurre et de miel et un fruit qu’il grignote en parcourant le carré des grands arbres qui entourent son atelier . Cette sobriété explique, peut-être, la robustesse de sa santé ; jusqu’à un âge avancé, il ignore la maladie.
Dans cette vie consacrée au travail, nous ne connaissons que deux délassements : la collection d’objets ou de meubles anciens et la musique. Il collectionne et regarde avec amour les Strasbourgs fleuris, les verres et les tasses Empire rehaussés d’or, les vieux Chine… Il a du plaisir à faire sonner sur la main l’assiette en terre de pipe ou aime s’extasier sur la courbe renflée d’une belle soupière Directoire .
Ses préférences en musique ont parfois influencé sa production artistique puisque La Damnation de Faust de Berlioz lui a fourni le sujet d’un tableau et que son amour pour Wagner l’a entraîné chez les Rose-Croix. Sur un harmonium, dans son atelier, il déchiffre les grands airs de Lohengrin et de la Walkyrie qu’il chante avec une belle voix de ténor tandis que ses fils essaient de lui faire apprécier Debussy, en particulier Pelléas et Mélisande et toute la famille joue du piano le soir en alternant Mozart, Haydn ou Weber .
L’essentiel de son existence est consacrée à la peinture et il faut l’imaginer partant au travail chargé d’une lourde boîte, le chevalet et le parasol sur l’épaule, avec deux ou trois grandes boîtes en bandoulière et de gros chaussons dans les sabots pour stationner des heures dans les prés humides . Parfois le bord du chapeau rabaissé en visière, la palette au poing, il s’avance d’un pas pressé vers la toile sur laquelle il écrase une pâte généreuse et riche ; au retour du travail il se dirige heureux et reposé, après l’effort quotidien, vers sa demeure où il retrouve la figure silencieuse et affectueuse de sa femme .
Paul Fauré chez lequel il loge par hasard lorsqu’il se rend à Arnaga pour décorer la villa d’Edmond Rostand, vers 1910, le dépeint ainsi : « Je n’ai jamais vu un type de méridional et de rapin plus accompli qu’Henri Martin. Son enthousiasme pour les maîtres « les grands patrons » comme il les appelle en roulant terriblement les « r » est extraordinaire, c’est avec un roucoulement dans la voix et les yeux attendris qu’il parle de Vélasquez…non moins extraordinaire est son emballement pour tout ce qui touche à son métier, à l’inspiration de son travail. La riche lumière de l’été l’enivre…nous allons chaque matin nous promener vers huit heures. Le paysage, la lumière, la route, la marche le grisent. Il s’extasie et chante ; en pleine nature il est dans son élément » .
Camille Mauclair affirme « qu’il parle peu, qu’il a horreur des mondanités et plus encore de la publicité et que vivant à l’écart, indifférent à tout groupement de procédés ou d’intérêts, on n’a jamais entendu dire qu’il fit des théories » . Le peintre disait couramment, à propos des journalistes commentant ses œuvres, « mais que vont-ils donc chercher là ? » et n’a conservé aucun article le concernant. Cependant, il ne dédaigne pas les honneurs comme en témoigne son cursus dans la Légion d’honneur : Chevalier en 1898, Officier en 1905, Commandeur en 1914. Ce qui lui attire cette réflexion de Guillaume Apollinaire : « Une cravate de commandeur de la Légion d’honneur a été remise à Henri Martin qui a banalisé le divisionnisme de Seurat et inventé la fresque démocratique à personnage connu comme Anatole France ou Jaurès14. Il est vrai qu’il est moins ennuyeux que Puvis de Chavannes ce qui mérite évidemment toutes les récompenses ».
Si lors, de ces débuts difficiles, il a été heureux de faire appel à quelques amis haut placés, dès que ce fut possible, son indépendance prima toute autre considération. Son fils assure que c’est parce qu’il a passé sa vie devant son chevalet qu’on l’accuse d’être un « sauvage », et que c’est injuste quand on sait sa douceur, sa gentillesse et la simplicité de son accueil15. Il semble, en effet, qu’il y ait deux personnages en lui, celui qui est capable de fort mal recevoir Anatole de Monzie, maire de Cahors, et celui qui a laissé le souvenir d’un abord aimable aux habitants de Labastide-du-Vert, simples et proches de lui. Le peintre Le Sidaner le juge un ami rayonnant et généreux dont la gentillesse le ravit.
L’inquiétude et le doute l’assaillent sans cesse quant à la qualité et au devenir de ses œuvres que, bien souvent, il a tenté de reprendre pour les détruire et les transformer16.
Henri Martin n’a jamais fait état de ses convictions religieuses ou politiques. Son appartenance aux Rose-Croix, quelques peintures religieuses ne sont guère un témoignage. De même, il serait vain de vouloir interpréter ses amitiés avec Zola, Jaurès ou Albert Sarraut autrement que sur le plan strictement personnel.
Il a pratiqué la vertu de l’amitié. Chaque étape de son existence lui apporte quelques amis auxquels il reste ensuite fidèle. Les compagnons de sa jeunesse toulousaine : Jean Rivière, Henri Marre ou Paul Gervais sont encore présents au soir de sa vie ; Viennot, Bellery-Desfontaines trop tôt disparu, la famille Tissier mêlent leurs vies à la sienne. Le souci de la santé, du bonheur de ses amis se fait jour même dans sa correspondance professionnelle : Le Sidaner, Ernest Laurent et surtout Aman-Jean semblent d’autres lui-même.
La fidélité est un trait constant de son caractère : fidélité en amitié, fidélité aux expositions, comme le Salon des Artistes Français, mais aussi l’Union artistique de Toulouse ou les Amis des Arts de Bordeaux où il accroche ses toiles durant des décennies ; mais aussi et encore bien davantage, fidélité aux lieux qui ont séduits son regard et où il revient sans se lasser au fil des années et des saisons.
En hiver, il est habituellement à Paris où il a un atelier, d’abord, 89, rue Denfert-Rochereau, puis plus tard, 280 Boulevard Raspail. Vers 1907 il obtient un atelier au Dépôt des Marbres, bien utile pour les très vastes compositions et qui lui permet de profiter du compagnonnage de grands artistes tels que Rodin, par exemple.
Mais l’été, les régions ensoleillées l’attirent. Pendant deux saisons, en 1895 et 1896, il loue à Saint-Paul-Cap de Joux dans le Tarn, une demeure proche d’un bois de pins17. Mais en 1899, il préfère Saint-Vincent Rive d’Olt, petit village escarpé, en aval de Cahors, sur les bords du Lot. Dans le même département, l’année suivante, il se fixe en achetant Marquayrol qui domine Labastide-du-Vert ; il y passe désormais un tiers de sa vie : environ un mois à Pâques et près de quatre mois l’été, ayant de plus en plus de mal à s’en arracher. En 1924, il assure y être jusqu’au 8 novembre, mais en 1928, il y séjourne encore le 11 novembre18.
Cependant, à partir de 1911, Labastide doit partager ses faveurs avec le pittoresque village de Saint-Cirq-Lapopie dont les falaises escarpées et les vieilles maisons étagées l’ont séduit.
Enfin, il possède une dernière résidence, près des rivages méditerranéens puisqu’il s’installe à Collioure en 1923. L’encombrement de l’attirail du peintre l’a ainsi amené à acheter une maison dans tous les lieux qu’il aime peindre19, ce qui tend ainsi à prouver que sa situation financière s’est bien améliorée, puis conservée au cours des années !20.
Il suffira donc de le suivre de maison en maison pour reconstituer la presque totalité de ces toiles de chevalet ! L’harmonie tranquille et la dignité grave qu’on trouve dans ses compositions ne sont que le reflet de l’équilibre heureux qu’il a lui-même découvert dans son retour à ses origines et à son terroir languedocien. Il a su traduire la grandeur familière de ce décor et en exprimer les travaux lents et les joies sérieuses. Comme l’a poétiquement montré Jacques Copeau en 1910 : « La légèreté du jour et de l’air méridionaux, Martin ne les a pas seulement appréciés du regard, il les a respirés, il s’y est baigné, il les connaît comme la substance même dont il est fait, il sait comment ils se décomposent et selon quelles subtiles valeurs les objets s’y disposent. Rien de machinal dans son émotion, de répété dans sa facture… c’est qu’à chaque pas, l’expérience se renouvelle et la découverte et l’étonnement, et l’invention »21.
Il n’y a plus conflit en lui, entre l’homme et l’artiste. Le méridional, le languedocien nourrit, donne sa substance au peintre et nous souscrivons à l’affirmation de Jacques Copeau « Amour de la vie, culte de la nature, tels sont les deux termes qui semblent le mieux définir la personnalité d’Henri Martin »22.
[1] L’Art Méridional, 1939 : « Henri Martin à Paris », par Le Sidaner et A. Sarrault, p.2.
[2] Martin-Ferrières, p. 74.
[3] Martin-Ferrières, p. 74. H. Martin affectionne ce genre de pantalon au point de le porter pour son habit d’académicien !
[4] Ou encore « dans sa propriété lotoise, il affectionne un chandail gris, une culotte brune zébrée de coups de pinceaux et des bas de sport ». Art Méridional , 1939, « A Marquayrol » par J. L. Gilet.
[5] Martin-Ferrières, p. 86.
[6] Art Méridional, 1939. Hélène Rivière, « Souvenirs », p. 6. Le Sidaner, « Henri Martin à Paris », p. 2.
[7] Hélène Rivière, idem.
[8] Martin-Ferrières, p. 24.
[9] Art Méridional, 1939, Le Sidaner, idem.
[10] Martin-Ferrières, p. 58.
[11] Paul Fauré, Vingt ans d’intimité avec Edmond Rostand, Plon 1928, 256 p., p.175.
[12] Camille Mauclair, Le Temps, 10 mai 1914.
[13] Réflexion rapportée par Mlle Rivière.
[14] Apollinaire fait référence aux décorations de la Sorbonne et du Capitole de Toulouse.
[15] Martin-Ferrières, p. 81.
[16] Mais ce trait de caractère, loin de lui être personnel, signale même tout artiste digne de ce nom.
[17] Ses amis, les Rivière y possèdent eux-mêmes une maison ; son dernier fils Jacques y naît et les bois de pins des Bucoliques et de Clémence Isaure sont ceux de Saint-Paul.
[18] Arch. Nat. F 21 4244.
[19] Renseignement fourni par Martin-Ferrières.
[20] Le bénéfice de l’exposition de 1910 aurait payé l’achat de la maison de Saint-Cirq. Martin-Ferrières, p. 86.
[21] Art et Décoration, 1910, « Henri Martin », Jacques Copeau p. 178.
[22] Jacques Copeau, ibidem, p. 173.
B. Le peintre
En réalité, toute tentative pour découvrir l’homme nous ramène vers l’artiste puisque sa vie se confond avec son travail ; un enthousiasme jamais démenti pour son métier l’anime, un goût insatiable de peindre et de travailler l’habite et tout dans son existence ou son caractère tend vers un but unique qui est la peinture. Il avait coutume de s’exclamer : « Quel chic métier nous avons ; nous nous amusons et encore on nous paie pour cela ! »1, réaction d’ailleurs naturelle chez la plupart des artistes de qualité2. Cette joie profonde de peindre, il l’exprime quand il écrit : « l’ennui n’a plus de pouvoir, je suis empreint d’une couche de lumière qui rejette au loin toutes sortes de nuages »3, ou, « trois jours sans peindre ! que je suis malheureux » , ou encore, « je suis effrayé à la pensée de ne plus pouvoir peindre »4. Son obsession de la lumière éclate lorsqu’il s’exclame : « Temps gris, j’enrage de ne pas peindre. Vivement le soleil ! » 5.
Bien qu’il ait rarement parlé de son art, quelques formules, prononcées lors d’une distribution des prix à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulouse en juillet 1932, peuvent nous éclairer : « Pour être de son temps il suffit de mettre son art au service de ses émotions… dans les musées, n’absorbez pour le moment que ce qui flatte votre goût… défiez-vous également de ceux qui disent « tout s’apprend » ou « rien ne s’apprend » »6. Il en ressort qu’il faut suivre sa vraie nature et, s’il choisit ce conseil, c’est parce qu’il l’a lui-même cruellement expérimenté.
Parce que vers sa quarantième année, la façon de peindre d’Henri Martin est, à quelques variantes près, définitivement fixée, des caractères matériels communs à la plupart de ses tableaux peuvent être dégagés et regroupés. Le format moyen de ses toiles est relativement grand, pour un paysage habituellement 70 cm sur 70 cm. Ces dimensions s’expliqueraient par le fait qu’il travaille la plupart du temps debout et qu’il transcrit directement le paysage qu’il a sous les yeux sur la toile, sans diminuer les proportions7. Cela rejoint son sens inné de la composition qui l’amène à situer instinctivement ses personnages à la place adéquate, sans calculs préalables.
Une autre constante des toiles d’Henri Martin est, hélas, l’absence de datation. Sa peinture est une lutte incessante contre la fugacité des aspects changeants de la nature. Il s’exclame par exemple : « J’enrage d’être encore à Paris alors que les bourgeons des peupliers commencent à sortir »8, mais il n’a pas le temps de saisir, comme il désire, cette apparition des bourgeons, il laisse la toile inachevée dans un coin de son atelier et la reprend l’année suivante et c’est ainsi que pour saisir juste au moment convenable la luminosité et l’aspect de la nature, il a plusieurs toiles en cours auxquelles il travaille successivement suivant la lumière et les saisons9.
A l’exemple des impressionnistes il a une prédilection pour les séries, cherchant à isoler dans un paysage ce que la lumière ou la saison apporte. On peut regrouper les peintures de chevalet suivant les thèmes ou les sujets décrits ; on ne trouve que rarement titre ou datation, aussi les œuvres ne peuvent être situées dans le temps que par comparaison ou déduction. Il est une autre absence, heureusement plus rare, mais tout aussi gênante : l’absence de signature. Henri Martin répugne à signer ses toiles ; il ne le fait souvent qu’au moment de la vente, parfois au stylo, habituellement dans le coin droit, d’une écriture ronde et appliquée, le H d’Henri bien campé et le N de Martin traînant un peu, mais moins qu’aux périodes précédentes.
Le cadre, à une certaine époque, a relativement intéressé Henri Martin. Ses toiles sont prolongées par des encadrements de bois, sculptés de motifs habituellement floraux. Les raisons sont certainement multiples : influence du décorateur Bellery-Desfontaines, ascendance d’ébéniste, désir de faire pénétrer la nature elle-même dans ses tableaux au moyen de ce matériau vivant qu’est le bois. Peut-être aussi, souhait des acheteurs10, car le problème essentiel pour un artiste reste la vente de ses œuvres.
Au début de sa carrière, Henri Martin s’est souvent tourné vers l’Etat pour acheter ses tableaux. Fort heureusement les amateurs deviennent de plus en plus nombreux, bien qu’il ne soit jamais considéré comme un peintre à la mode au sens mondain du terme ; quelques noms se retrouvent fréquemment sur les catalogues des expositions pour lesquelles ils prêtent leurs toiles : Nougayrol d’origine toulousaine, Charles Stern, riche banquier, d’Herbécourt, Riff… mais aussi des noms d’hommes politiques : Georges Leygues, Viviani. Il proclame bien haut son indépendance à l’égard des marchands et pourtant il accepte que Schoeller et quelques autres viennent, à chaque retour de l’été, choisir, pour Georges Petit, la première galerie parisienne de 1882 à 1920, quelques toiles qu’ils se partagent ensuite11. Située près de la Madeleine, rue de Sèze, ses salons meublés avec un luxe inouï sont, entre cinq et sept, le lieu de réunion de toute la société d’amateurs fortunés12. Si dans cette galerie Henri Martin participe à des manifestations de peu d’importance, par contre il y a deux expositions regroupant plusieurs centaines de tableaux ; le catalogue de celle de 1910 est préfacé par Léonce Bénédite et celui de 1926 par Arsène Alexandre.
Le nombre de dessins exposés peut paraître d’ailleurs considérable chez un artiste qui est surtout jugé comme un coloriste. Mais son tempérament tout orienté vers le dehors ne répudie pas les acquisitions de la culture classique ; on découvre, par exemple, épinglés au mur de son atelier, des dessins d’Ingres et des reproductions d’après les marbres grecs du Parthénon13. Si forte que soit sa fièvre à suivre les métamorphoses de la nature, il ne garde jamais rien de débraillé, d’une pochade, et c’est certainement parce qu’un dessin solide soutient toujours ses tableaux. Son dessin est typique de sa manière de peindre ; il en apparaît comme la traduction. Le trait est gras et, en général, discontinu, mais différent pour chacune des parties à dessiner.
Par exemple, dans le dessin de la bergère portant l’agneau que possède M. Rouart, l’agneau est simplement esquissé par un trait comme tremblé, sans rien d’incisif, avec presque de la retenue. La robe de la bergère est constituée par une multitude de vaguelettes ondulant verticalement et se multipliant jusqu’à atteindre au noir pour son corsage, comme apparaissent très foncé dans le dessin de Jean Jaurès, préliminaire aux Bords de la Garonne, le pantalon ou le revers de la redingote. Les ondulations spiralées qui mettent en place les vêtements se transforment en fines aiguilles pour les cheveux ou en un délicat réseau pour les visages. Grâce à un trait surajouté, une plus grande fermeté se fait jour pour délimiter les profils, ainsi que pour les mains. C’est par la rature incessante et volontaire qu’il détermine la forme, et ses dessins à l’égal de ses toiles sont construits ; par une sorte de paradoxe, au moyen du crayon noir, il arrive à donner une impression de luminosité comme dans La jeune fille tricotant que les premiers rayons du matin éclairent dans le dos. Rien d’aigu ou de tendu ne transparaît dans son trait d’où se dégage une force tranquille.
Mais ses dessins ne sont, la plupart du temps, que des instruments de travail pour la confection des tableaux, pour lesquels, en bon artisan, il est épris de technique irréprochable, ce qui l’amène à broyer lui-même ses couleurs, ou, avec l’aide de ses enfants ou de ses amis, avec un petit rouleau sur du verre et il constitue ensuite, à son propre gré, ses couleurs.
Sa palette ne contient qu’un nombre limité de couleurs ; les plus habituellement utilisées à partir de 1900 sont : le vert émeraude, beaucoup plus rarement le vert véronèse ; les bleus outre-mer foncé, parfois du violet cobalt ; la laque de garance mais foncée, le rouge de cadmium foncé et clair, le vermillon ; les jaunes cadmium foncé et moyen ; le brun rouge lumineux alterne avec le terre de sienne brûlée et l’ocre rouge ; si le blanc de zinc est très employé, la consommation du noir est restreinte14.
Malgré l’abondance des teintes utilisées, Jacques Copeau affirme que « la polychromie la plus vive n’est jamais discordante parce que toujours soutenue par des rapports étroits »15. En effet, s’ils sont parfois osés, jaune vert rehaussé de rouge par exemple, les contrastes de teintes, choquent rarement, car ils présentent entre eux des affinités et des correspondances. Sa palette, après s’être éclaircie au début du siècle et avoir banni tout coloris terne, s’adoucira, tendra vers les coloris pastel vers la fin de sa vie. La touche, virgule grasse et onctueuse est toujours appliquée avec générosité. Le couteau vient, souvent, en aide au pinceau pour poser la matière ductile et souple ; parfois même, semble-t-il, la paume de la main16.
Etienne Souriau écrit qu’il peignait « par petites touches papillotantes, enveloppant la forme dans l’atmosphère sans pourtant la dissoudre »17. La couleur n’est souvent pour Henri Martin qu’un piège destiné à emprisonner la lumière, comme en rend compte finement Jacques Copeau au moyen d’un exemple : « Peintre du plein air et du plein jour, il sait se garder de toute brutalité. Voyez le portrait de Mon fils Jacques : un jeune homme est debout à contre-jour, sur le seuil d’un jardin. La forme est lumineuse. Elle l’est à travers l’ombre et malgré elle. Il y a rencontre et non point choc, mais fusion entre la lumière et l’ombre. Le ton local lutte doucement contre l’éclairage atmosphérique. Chaque molécule d’ombre parait soutenir son combat contre une molécule de lumière qui veut s’unir à elle. La peinture d’Henri Martin exprime ce conflit continu »18.
Si elles gardent toujours un air de parenté, la variété de ses touches est cependant extrême, car le geste n’est jamais systématique, mais plutôt soumis à la matière à représenter. Ainsi, dans une Etude de vigne de tonalité flamboyante, les touches larges, épaisses se chevauchent en un fouillis extrême de jaune éclatant, éclaboussé de vert et de marron ; de près un foisonnement presque abstrait qui se reconstitue lorsqu’on s’éloigne, en ceps prolongés par des branchages. Ce tourbillon ascendant qui n’est pas sans rappeler certaines toiles de Van Gogh, ne se retrouvent que, bien assagi, dans une étude d’un homme de profil et avec un chapeau. La pâte s’étale, frémissante, mais presque continue pour le buste ; elle s’amincit et se fractionne pour cerner le nez ou l’oreille tandis qu’un seul trait cerne le bord du chapeau. Cette touche protéiforme peut et sait se faire virgule ondulée, carré solide ou point léger : « comme ses impressions son langage varie. Tantôt, c’est une pâte savoureuse qui s’immobilise en s’accumulant et tantôt, elle s’allège, s’aère, se volatilise, jusqu’à couvrir à peine la toile. Ici, les tons purs se divisent et s’opposent pour figurer la sereine impassibilité de la nature ; là, un brusque écart au pinceau, un sillon profond marque dans la couleur, vient trahir une émotion. Selon les effets, la touche s’épanouit ou s’étrique, les molécules se resserrent comme le damier d’une mosaïque et s’éparpillent comme un bouquet dénoué. La facture, non seulement se modèle sur l’apparence des matières à représenter, mais encore s’approprie à leur qualité. Un ciel lourd, une eau calme, une chevelure profondément noire, absorbent les miroitements dans leur opacité »19.
L’étude de la technique picturale d’Henri Martin ne permet pas vraiment de le classer avec certitude, soit parmi les impressionnistes, soit parmi les néo-impressionnistes car, « proche parent d’une double famille d’artistes, il échappe à ce que l’une et l’autre ont de trop exclusif et de restrictif »20. Cependant il semble très proche, pour certaines toiles, de Pissarro dont il emprunte la cohérence à la matière.
1 Martin-Ferrières, p. 16.
2 Renoir disait par exemple : « Nous avons le plaisir de peindre des tableaux, si en plus on nous couvrait d’or, notre sort serait trop beau ». Jean Lethève, p. 97.
3 Martin-Ferrières, p. 84.
4 Extraits de lettres prêtées par Mlle Rivière.
5 Idem
6 Bulletin municipal de Toulouse, 1932.
7 Renseignements fournis par Martin-Ferrières.
8 Lettre adressée à Mlle Rivière.
9 Cette explication a été fournie à la fois par Martin-Ferrières et par Mlle Rivière et n’a rien d’exceptionnel pour un artiste. Braque, par exemple, avait couramment sept à huit toiles en train et mettait plusieurs années à les terminer (cités dans Hommage à Georges Braque, film I P N par Jacques Simonnet).
10 On peut citer : Beauté (Musée de Toulouse), Sortie de messe (Musée de Tours), Puy-L’Evêque (Mr Montané de la Roque), Portrait de Mme Tissier.
11 Martin-Ferrières, p. 76. Ce détail a été confirmé par Mme May qui a acheté, vers 1930, la très belle toile qu’elle possède, par l’intermédiaire de Schoeller.
12 On sait que, vers 1926, une toile prêtée a été prêtée par la Galerie Knoedler.
13 Jacques Copeau, article cité p. 175.
14 Renseignements très précis fournis par Martin-Ferrières.
15 Jacques Copeau, article cité p. 178.
16 Art Méridional, 1939. « Henri Martin à Cahors », G. Gilet, p. 31.
17 Etienne Souriau, Préface au livre de Martin-Ferrières.
18 Jacques Copeau, article cité, p. 178.
19 Idem, p. 180. Fénéon en particulier n’est point d’accord avec cette manière de peindre : « On mit à profit les roueries coutumières ; le jeu de la main varia avec l’effet à reproduire : il eût pour les eaux des glissements et le sillon des poils dans la tête, il fut circulaire pour bomber les nuages, roide et preste pour hérisser un sol : on ne renonce pas aux hasards heureux de la brosse, aux fortuites trouvailles de l’improvisation »
Au-delà de l’impressionnisme, p. 74.
20 Jacques Copeau, p. 180.
Chapitre II : Le portraitiste
La question se pose de savoir si, dans la production d’Henri Martin, les portraits sont assez nombreux pour qu’il puisse mériter ce titre. En quelques cinquante ans, huit sont exposés au Salon des Artistes Français dont deux autoportraits. Par contre, il semble qu’il n’en ait présenté aucun, digne de cette appellation, aux « Amis des Arts de Bordeaux » ou à « l’Union Artistique de Toulouse ».
Si, en quantité, les portraits ne sont point chez lui un genre de première importance, il est indéniable que le visage humain l’a profondément intéressé ; il n’en est pour témoignage que les multiples autoportraits qui jalonnent sa longue existence, depuis 1882, le premier jusqu’en 1938 l’ultime. Mais un autoportrait est bien plutôt une confidence introspective. Peut-il en quelques touches de couleur saisir l’essentiel d’un caractère, pénétrer dans l’intimité psychologique de son modèle ? Sent-on encore en ces hommes ou ces femmes, représentés il y a un siècle, la vie circuler comme on sent encore la sève monter au travers des feuillages qu’il a peints ?
Le passage de la technique « léchée » à la technique pointilliste pose un problème pour la représentation du visage humain. En effet, le portrait de Madame Gazagnol ou ceux de la famille Rivière, exécutés vers 1880, prouvent des qualités réelles de portraitiste qui, par la suite, ont peut-être été brimées par l’emploi de la touche divisée.
Désirant représenter le travail intellectuel sur son panneau Les Bords de la Garonne au Capitole, Henri Martin a choisi de faire poser des personnages célèbres de la région, en train de rêver ou de bavarder et il préférait un Jaurès idéaliste et détendu à l’homme politique dans sa vie agitée de Paris. Aussi Henri Martin va, pendant les vacances, dans le Tarn à Bessoulet, la propriété de Jean Jaurès3 et, ainsi qu’il le souhaitait, il a pu « croquer » Jaurès qui passait sans le voir sur la terrasse, le matin, la tête levée, les mains derrière le dos4. Sur cette esquisse d’épaisses virgules balaient son visage, figurant barbe et favoris, tandis qu’un trait plus foncé cerne le nez et le front et les délimite par rapport au fond de la toile ; le regard tellement perdu semble presque aveugle.
Le délicieux portrait d’une ravissante jeune femme blonde (1904) montre que la technique pointilliste peut ne pas décevoir quand elle est appliquée à bon escient. Un gris vert lumineux, à peine sillonné de fines bandes roses, sert de fond ; la dominante rose se retrouve dans la robe d’où émerge le cou gracile, tandis que ce fonds presque abstrait est zébré par les plumes noires du chapeau très 1900, plumes doublées de larges touches d’un rose très vif. Sous ce chapeau si personnel se trouve un fort joli visage encadré de vaporeux crans blonds, avec des yeux d’un bleu profond et une carnation éclatante. « Myriam » est décidemment un bien ravissant modèle ; de fines touches cernent délicatement l’ovale du visage tandis que les ombres elles-mêmes l’adoucissent de bleu. La tonalité générale de ce portait le relie à ceux du XVIIIe , mais surtout elle apparaît comme la traduction plus mièvre du portrait d’Irma Brunner, la femme au chapeau noir portraiturée par Manet en 18825.
Les portraits permettent aussi de pénétrer dans l’intimité même du peintre. Le fin visage allongé de sa femme est maintes fois représenté, mais il n’est pas sûr que ce modèle, au caractère légèrement mélancolique et un peu lointain, soit celui qui convienne le plus à un peintre épris de solides réalités. Il sait délicatement rendre le charme de l’enfance comme en témoigne un modeste dessin représentant, en quelques traits de crayon, Mademoiselle Tissier, fille de ses amis parisiens du Boulevard Raspail. L’attention grave de la fillette accoudée, les yeux levés et la fraîcheur mêlée de sérieux de l’enfance sont restitués avec un minimum de moyens6. Il aime à évoquer la maternité comme le prouvent les titres de plusieurs dessins : Madame Martin et un de ses fils enfant, Un jeune enfant embrassant une femme, Une Femme tenant un enfant, Maternité7.
A l’exemple de Renoir il prend ses modèles dans son entourage domestique : Eugénie d’abord, puis Marie-Louise, la femme de chambre8. Le premier portrait de cette dernière date de 1889, et, au cours des ans, Henri Martin en fait plus de deux cents études, car, intelligente, elle a la compréhension des attitudes et volontaire, elle pose impeccablement9. Dans la maisonnée se rencontre encore Lucienne occupée à la modeste tâche de « ravauder » dans deux toiles exposées en 1926 et 1935 ; peut-être est-ce Lucienne et Marie-Louise qui sont souvent représentées soit en cousant, soit de profil, comme dans Les Dévideuses.
On rencontre encore Gabrielle « presque mélancolique à force d’être grave »10, représentée en 1910 et 1927, au milieu de la vigne vierge constituant un fonds somptueux de flammèches rouges mêlées de taches jaunes et bleues. La vigne vierge sert d’alibi, comme dans l’étude de 1926, à un mouvement trépidant de la lumière à la limite de l’abstraction où de puissantes taches rougeoyantes se propagent sur le corps s’apaisant en touches plus réduites pour le visage et la chevelure ; ici lumière et ombre coexistent pour la plus grande gloire de la lumière et le fin chignon qui, à distance, apparaît brun n’est en réalité coloré que du reflet de l’incendie de la vigne vierge.
Le jeu du visage humain, mêlé intimement à la nature, lui est familier et se teinte de tendresse quand il s’agit du visage d’une fillette comme celui d’Odette vers les années 1910-1915 ; une fois elle nous regarde de face, ses longs cheveux blonds partagés et retenus par deux petits nœuds vert pâle qui rappellent le fonds de verdure plus soutenu sur lequel se détache la luminosité mauve de sa robe ; une autre fois Odette, de profil, sourit tandis que des fleurs éclatent en gerbe au-dessus de sa tête ; dans une autre étude, l’auréole du bassin double l’auréole de lumière qui entoure la tête de la fillette.
Mais tous ces portraits amènent à se poser une question : le visage humain intéresse-t-il vraiment l’artiste ? La fraîcheur, la candeur de ces petites filles émeuvent, mais elles servent aussi à mettre en valeur la somptuosité de la nature qui leur sert de cadre et de fonds. La notion de profondeur est par ailleurs rejetée en une tentative comparable à celle de Vuillard ; par exemple le visage d’Odette est traité comme une fleur parmi les feuillages et la fillette au bord du bassin a une existence presque végétale. La vie, dans les tableaux d’Henri Martin est au premier chef celle de la végétation avant d’être celle de l’humain, il n’en est pour confidence que ce titre Fillette à l’ombre d’un marronnier, ou encore prétexte à jouer avec la lumière : Fillette au soleil ou Garçon au soleil11.
La part de la nature grandit aux dépens du personnage dans le portrait de sa nièce Mademoiselle Pujol enfant12. « La Gardeuse de moutons » conviendrait comme sous-titre de ce tableautin d’une inspiration très proche de celle de Millet qui décrit souvent le paysan « seul entre la plaine et le ciel »13. Cette frêle et naïve silhouette enfantine coiffée d’un fichu se détache sur des lointains à plusieurs niveaux en camaïeu de gris et de jaune dégradés et à peine ponctués par les masses plus foncées des toisons. L’étrange impression de solitude est rendue avec justesse et peuvent convenir à Henri Martin les termes qui s’appliquent à Millet qui « ne s’est soucié ni du pittoresque, ni du folklore… » et dont la vision de la vie paysanne est grave »14.
Trois petites œuvres : Jeux d’enfants, Pastorale et Clair Matin pourraient, elles, mériter l’épithète de « Millet heureux ». Une profonde tendresse sourd de cette scène familiale où un enfant apprend à marcher tandis qu’un autre est assis auprès d’un brave chien noir dans une atmosphère enveloppée d’une lumière douce. Le même registre amorti est choisi pour les teintes vert tendre de l’herbe, brun des champs ou bleuté des lointains ; la touche elle-même devient légère et délicate, comme s’il s’agissait d’une miniature et cependant on ne sent aucune mièvrerie dans cette tendresse, expression d’un bonheur équilibré.
Ce sont les mêmes caractéristiques qu’on retrouve dans Clair Matin où, sous la voûte d’un arbre en fleurs, sont assis deux petites silhouettes tandis que telle une princesse aux pieds nus, s’avance une fillette vêtue de rose. Mais cette œuvre a un intérêt supplémentaire puisqu’elle semble être le calque prosaïque de la Jeune fille s’avançant une fleur à la main inspirée de Vigny en 1889. Les mêmes fleurs des champs enserrant le cou et la taille de la fillette, mais ici avec plus de délicatesse car à peine esquissées ; les mêmes petites silhouettes sont assises, mais les divers plans ne sont plus suggérés mais fortement marqués. Entre ce petit tableau et la grande toile, l’inspiration cependant est différente. En 1889, Henri Martin est encore mal dégagé des influences littéraires, il pressent seulement le charme de la campagne ; plus tard, dans ce panneau aux dimensions restreintes, avec à la fois simplicité et maîtrise, se dégagent la poésie, et le charme de la jeunesse, avec la petite paysanne aux pieds nus et l’allégresse de la nature avec l’éclaboussement de l’arbre qui ploie sous ses fleurs.
On ne peut juger, à défaut des œuvres elles-mêmes, quel était le sentiment qui animait les toiles Jeune enfant et son chien (réminiscence de Manet) ou encore Jardinier et sa brouette. Si la fraîcheur de l’enfance l’a toujours attiré, la fin de l’existence a trouvé aussi en lui un observateur attentif, comme en témoigne cet Auvergnat exposé au salon de 1898, « coiffé d’un vieux feutre mou, les yeux petits et perçants, la bouche édentée, il vous regarde de face et ses lèvres décolorées par le plein air se détachant en clair sur un fond de montagnes violettes »15 ; ce personnage est peut-être un peu trop typé pour être sincère. Le fait que certains types humains l’aient intéressé est attesté par des titres tels que : Vieux mendiant à midi (1910), La Vieille mendiante (1913) dont la silhouette usée et courbée sous le poids des ans et de la misère se confond avec les ceps de vigne et s’identifie à leurs formes. Cette forme de réalisme l’apparenterait à Vélasquez pour qui il a, maintes fois, proclamé son admiration16.
Il est un autre genre de portraits, celui des portraits de commande ou mieux des portraits d’amis. Henri Martin s’est penché avec sympathie sur le visage de son ami Jean Rivière, mais aussi sur celui d’Henri Marre qui semble surpris en plein travail dans son atelier17. C’est aussi avec un affectueux respect qu’il portraiture son maître Jean-Paul Laurens au moyen d’épaisses virgules de couleur presque pure, mais ces portraits ne sont souvent que des esquisses destinées à servir aux grandes compositions, par exemple pour Les Bords de la Garonne ; par ailleurs, Le Monument aux morts de Cahors apparaît bien comme une galerie de portraits.
Dès 1889, une clientèle huppée se presse dans son atelier pour être portraiturée. Ainsi par exemple la cantatrice Nellie Melba est représentée dans le rôle d’Ophélie dans l’opéra Hamlet d’Ambroise Thomas, rôle qu’elle créa le 8 mai 1889 à l’Opéra comique à Paris18.
En 1914, le catalogue du Salon des Artistes Français mentionne des initiales pour deux dessins, l’un de « Mr. J. d’H. »19 et l’autre de « Mme la Marquise de C. », ce qui tend à prouver que le peintre continue de fréquenter des milieux fortunés.
Quoique amie chère, Madame Tissier, assise sur son canapé en une pose pleine de retenue n’est guère empreinte de chaleur humaine, et le peintre semble extérieur à son modèle qui se contente d’être une charmante jeune femme ; Madame Viviani, dans son portrait exposé en 1908, se présente elle aussi, assise sur un sofa garni de coussins ; une écharpe accompagne des deux côtés la retombée de sa robe mauve à ceinture violette ; la pose habituelle aux modèles d’Henri Martin c’est-à-dire la tête appuyée sur la main est peu révélateur de la personnalité de l’épouse du ministre dont le visage reste figé. Par contre, l’intérieur, à peine esquissé par un meuble cossu sur lequel est posé un bouquet, laisse entrevoir par une porte vitrée dans une perspective relativement savante, une autre pièce aux murs ornés de tableaux. Le tout donne une image de la bourgeoisie et des milieux politiques de ce début du siècle. Cet intérieur, sans avoir la chaude intimité de ceux de Vuillard ou de Maurice Denis, témoigne cependant d’un confort fait d’équilibre et de mesure.
Mais si par hasard des noms célèbres se retrouvent dans les catalogues, c’est le plus souvent parce qu’il s’agit d’amis, ainsi Albert Sarraut. Ce dernier préface, en 1935, le catalogue de l’exposition du peintre au Grand Palais et, dans un article de l’Art Méridional de 1939, raconte avec humour les séances de pose nécessaires à l’élaboration de son portrait vers 1907 : « de l’épreuve tant redoutée qu’est pour celui dont on fixe l’image le supplice fastidieux de la pose, le tonique rayonnement d’ardeur, de jeunesse, d’enthousiasme et d’originalité qui se dégage des gestes et des propos d’Henri Martin arrive à faire un enchantement. Je n’ai pas à quitter ma chaise pour secouer ma somnolence. J’écoute, j’admire l’homme dont la main sûre et patiente établit sur la toile les plans et les modèles du visage scruté par son œil pénétrant »20. Le résultat de ces séances est un portrait de face où transparaît la volonté et l’intelligence fine de cet homme politique qui est aussi un homme de goût, où on sent encore le courant de sympathie établi entre l’artiste et le modèle.
Le nu est un genre relativement rare dans la production d’Henri Martin. Un ravissant nu, gracile et muni d’ailes, paraît la réplique du seul morceau acceptable du tableau Vers l’abîme. Mais ce type féminin adolescent presque androgyne fait place ou coexiste avec une femme aux formes plus plantureuses et épanouies telle, pour la toile exposée en 1900, la femme qui symbolise La Beauté. On connaît plusieurs études de femmes, entièrement ou à demi-dévêtues, dont les bras relevés mettent en valeur les seins fermes et qui témoignent d’une saine admiration pour le corps féminin ; son pinceau décrit la forme d’un ventre ou d’une hanche avec la même joie de vivre qu’il met à restituer la luminosité d’une prairie fleurie. Un nu couché, de dos, exercice certes, n’est point cependant sans rappeler, par sa nuque délicate, ses hanches renflées, la Vénus de Vélasquez possédée par la National Gallery ; mais bien peu mythologique sont les deux bouquets de fleurs qui, fortement colorées, s’opposent à la blancheur du corps dénudé et des draps.
On peut regretter qu’il n’ait pas pratiqué plus souvent le nu, car si Henri Martin sait fort bien suivre les douces courbes féminines lorsqu’elles sont dévêtues, il est au contraire fort malhabile quand il les habille de vêtements à l’aspect de carcans rigides… La femme dans sa réalité charnelle a, peut-être, contribué à l’éloigner des muses, filles de son imagination, et à lui faire sentir combien plus belle est la nature, car il passe parfois dans ses nus féminins quelque gaieté païenne proche de celle des nus de Renoir.
*
* *
Il ne semble pas qu’Henri Martin puisse se targuer du titre de portraitiste et cependant ce genre permet d’entrevoir ses qualités picturales et ses limites. Dans ses débuts, alors qu’il était encore attentif à l’enseignement de l’école, il s’est essayé et fort fructueusement au portrait ; puis son changement de technique a peu favorisé, à quelques exceptions près, ce genre qu’il paraît avoir délaissé en tant que tel, c’est-à-dire en tant que moyen pour traduire la psychologie d’un modèle, mais qu’il semble avoir prisé en tant qu’un des éléments, l’élément humain, de sa transcription de la nature : enfant-fleur ou femme-feuillage…et la nudité féminine, émanation directe et savoureuse de la vie, l’a parfois heureusement inspiré.
3 « En même temps qu’une épouse Jaurès recevait une maison sans prétention, située à Villfranche-les-Albigeois et dénommée Bessoulet. Vaste et confortable, cette résidence estivale allait représenter, tout au long de sa vie, un havre de repos et de bonheur ». Goldberg H., ouvrage cité p. 57. En 1926 Henri Martin expose chez G. Petit une toile intitulée A Bessoulet.
4 Martin-Ferrières, p. 77. Le fils de l’artiste ajoute : « La servante vient de servir le petit-déjeuner à mon père sur la terrasse quand Jaurès passe sans le voir dans l’attitude même où mon père l’a peint, alors la servante dit, avec un léger haussement d’épaules : « Monsieur est dans ses pensées » ».
5 On manque d’éléments pour affirmer vraiment que le peintre n’est un bon portraitiste qu’en peignant de manière traditionnelle.
6 Ce portrait est mené d’un trait plus ferme et moins raturé que ne le sont habituellement les dessins d’Henri Martin. Madame Martin racontait des histoires afin que le jeune modèle soit sage, ce qui explique l’air attentif de la fillette. Privilège de l’art que celui d’arrêter le temps, l’enfant paraît plus intensément présente, plus vivante que la dame âgée, l’ancien petit modèle qui a rapporté cette anecdote. Quelques traits de crayons posés d’une main experte ont fixé à jamais cette image charmante. « Le dessin par sa nature ne saisit bien qu’un instant, un geste… ». Alain, Système des Beaux-Arts, Gallimard, 1963. « Du portrait » p. 257.
7 Tableaux exposés en 1967 à la Galerie Pétridès et titres relevés dans divers catalogues de vente.
8 Martin-Ferrières, p. 80. Martin-Ferrières raconte que ses parents gardèrent cinquante-huit ans leur première bonne Eugénie, et trente-cinq ans sa cousine Marie-Louise.
9 Martin-Ferrières, ibidem. A l’exposition de 1926, se retrouve un portrait de Marie-Louise.
10 Bulletin de l’Art Ancien et Moderne, 1910, p. 199. Par ailleurs ce tableau a été exposé chez Georges Petit en 1910.
11 Titres relevés dans des catalogues de ventes.
12 C’est la nièce d’Henri Martin puisque Mme Pujol était la sœur de Mme Martin.
13 F. Fosca, La Peinture française au XIXème siècle, 1880-1870, Tisné p. 150, ill. p. 88.
Ou encore ressemblance avec La Bergère gardant ses moutons, 1862, reproduit par André Michel, Histoire générale de l’Art, Colin, 1926, t. VIII, 2ème partie, p. 555.
14 Fosca, ibidem.
15 Art Méridional, 1er mai 1898, n°98, Description du Salon de Toulouse par Jean de l’Hers.
16 Il conservait des dessins de Vélasquez dans son atelier, il a affirmé son admiration pour ce peintre à Paul Fauré (Vingt ans d’intimité avec Edmond Rostand, p. 175) et enfin, en 1904, a envoyé à Jean Rivière une carte reproduisant Le Philosophe de Vélasquez.
17 Reproduction du Bulletin Municipal de Toulouse de 1937, p. 441.
18 Nellie Melba (1861-1931) inspira les peintres (Henri Gervex la peignit aussi en Ophélie à la même époque) mais aussi le grand cuisinier Escoffier qui nomma en son honneur la pêche Melba.
19 Certainement d’Herbécourt qui possède des tableaux souvent exposés.
20 Art Méridional, 1939, Albert Sarraut, p. 6.
Albert Sarraut possédait, entre autres tableaux d’Henri Martin, une étude de la frise de l’Hôtel de Ville de Paris (exposition de 1910).
Chapitre III : Le chantre du Lot
Si le titre de portraitiste peut être contesté à Henri Martin, celui de paysagiste lui revient de plein droit. Lui-même se plaignait auprès de Monsieur Mesplé, alors Conservateur du Musée des Augustins : « Vous n’avez de moi que de grandes machines et tout de même je suis paysagiste…on ne semble pas s’en douter ici »1. En réalité il est devenu paysagiste lorsqu’il a trouvé les paysages qui sont en accord avec son inspiration, c’est-à-dire lorsque « ce fils du Midi, épris de lumière »2 a retrouvé sa terre d’oc natale. Nous pouvons emprunter à Valmy-Baysse son dessein : « Je n’aurai pas fait connaître Henri Martin tant que je n’aurai pas dit quel rare paysagiste sait être ce peintre… des muses, des artistes et des paysans… »3.
Au début du siècle « à force de contempler ces réalités qui formaient un si féerique décor à ses légendes dorées, il se plaît à les aimer pour elles-mêmes4, et son installation dans le Lot lui fait apprécier les vieilles masures avec leurs murs imprégnés de soleil, leurs margelles et leurs fleurs, les collines diaprées, les champs, les prairies plantées de fins peupliers ; Labastide-du-Vert, ce petit village du Quercy serré contre son église le séduit inlassablement, jamais fatigué, il peint et peint de nouveau les décors familiers qu’il a devant les yeux : le village, l’église, le petit pont sur le Vert… ; plus intime encore, sa maison, Marquayrol ou ses dépendances sont les thèmes les plus aimés. Parfois il plante son chevalet dans la campagne environnante ou parmi les sites voisins doués de pittoresque, choisit le curieux village de Saint Cirq-Lapopie. Pour tous ces paysages le dénominateur commun reste la lumière méridionale.
C’est ainsi que naissent ce qui, à l’instar des meules ou des cathédrales de Monet, peut être qualifié de séries. Un motif, l’atelier de Marquayrol ou l’église de Labastide-du-Vert est « amoureusement étudié heure par heure dans une intimité chaleureuse »5 ; jouant sur le registre du temps le peintre reprend le même sujet au rythme des heures ou des saisons, ou alors, jouant sur la perspective, il évite la répétition en modifiant légèrement le cadrage.
1 Article de M. Mesplé dans La Dépêche du Midi, 4 novembre 1942.
2 Article nécrologique par Paul Mesplé, La Dépêche du 18 novembre 1943.
3 Valmy-Baysse, ouvrage cité p. 11.
4 Léonce Bénédite, Préface du Catalogue de l’Exposition de 1910.
5 Jacques Copeau, Art et Décoration, 1910, p. 173.
A. Marquayrol
A la fin du XIXe siècle, il souhaite trouver un point de chute méridional définitif. Il charge son ami Henri Marre de lui rechercher la perle rare ainsi décrite : « Demande s’il n’y a pas un château, enfin une vieille habitation avec un toit Louis XIII…plutôt placée sur une hauteur…avec un parc et aux alentours des paysages que je puisse peindre ». En 1899, il achète une belle bâtisse du XVIIIe siècle accrochée à flanc de coteau qui domine le petit village de Labastide-du-Vert et surtout la vallée, étrangement perchée en belvédère au-dessus du modeste village et cependant tout proche de lui. Aux alentours, vingt cinq hectares de causse pierreux enserrent la maison qui d’ailleurs s’appelle Marquayrol, nom à étymologie peu douteuse (« Mas Cayroux » c’est-à-dire maison des cailloux)6. Derrière la maison, dominant le village s’étend une large terrasse authentiquement Louis XVI, dallée de briques roses. Sur une pergola robuste et simple la vigne vierge rougeoie ; une allée de marronniers conduit à un petit bassin rond. Voici tracé l’itinéraire des lieux familiers au peintre7.
L’amour porté par Henri Martin à Florence et aux paysages toscans l’a poussé à planter sur le sol sec et caillouteux du Causse, des cyprès, principalement sur le sentier qui mène de l’atelier à la maison. Le résultat hélas ! n’est pas à la hauteur des intentions et si, autour de l’atelier, quelques arbres sont de belle venue, bien d’autres sont restés rabougris. Cependant leurs silhouettes élancées sont un élément essentiel des motifs proches de Marquayrol. Henri Martin peint le plus souvent dans son atelier dont la haute verrière fournit une abondante lumière. C’est une vaste pièce au plafond élevé, dont la face entièrement cachée donne au nord sur la campagne. Un long balcon la prolonge, accroché en nid d’aigle ; au-dessous, sans un obstacle, se déroule un paysage lumineux et calme qui regroupe tous les sujets qu’affectionne Henri Martin : le ruisseau, les peupliers, l’église…et qu’il a donc ainsi la chance de pouvoir à son gré peindre sur le motif, ou bien, installé dans son atelier.
Mais parfois aussi, depuis la maison, il peint son atelier et la colline ponctuée de cyprès sur laquelle cette bâtisse carrée est perchée8. Nous avons pu comparer plusieurs versions de ce thème de l’atelier dont l’intérêt réside en particulier dans sa construction d’une géométrie à la limite de la sécheresse, formant un jeu de damiers colorés.
Dans le tableau de Mme Gisbert, les lignes générales de la composition de ce motif sont la courbe presque maternelle du vallon, rondeur qui plonge en direction du Vert la diagonale du chemin et qui divise la courbe virilisée par les verticales vert sombre des cyprès, enfin l’horizontale des collines lointaines de teinte bleutée. Dans sa version appartenant au Dr Calvet, les arbres en fleurs du premier plan opposent leurs bourgeons au brun du sol fraîchement remué, tandis que dans une troisième version plus tardive (1939), la colline est quadrillée par le brun du sol et le vert des prairies, mais surtout le ciel qui a gagné en importance, est curieusement composé de grosses touches passant du mauve bleuté, prolongement des collines, au vert tendre, rappel fort heureux des prés ; mais cette teinte témoigne d’une certaine liberté vis-à-vis du réel. Cette dernière toile prouve une grande maîtrise, au-delà même de l’impressionnisme ; la pâte y est étalée largement avec une énergie joyeuse, mélangeant vert foncé, ocre, violet et bleu pour former le brun du sol piqueté, en outre, de vert tendre destiné à représenter les feuilles des ceps.
Si la dimension des tableaux reste approximativement constante, celle de la colline varie comme si l’objectif se rapprochait ou s’éloignait. Dans le tableau de Mme Gisbert, la colline occupe tout l’espace mais elle est simplement destinée à mettre en valeur la bâtisse carrée de l’atelier, construction à peine visible dans la toile de 1939, tandis que le premier plan a acquis une personnalité propre dans le tableau de Monsieur Calvet ; mais la même gaîté éclaire toutes ces œuvres, sentiment logique pour décrire l’atelier du peintre, ce lieu privilégié où se célèbre le culte joyeux de l’art.
Derrière l’atelier se cache un vieux pigeonnier ; de larges assises de pierre soutiennent des chapiteaux sur lesquels repose un toit à pagode surmonté d’un clocheton. La noblesse de cette construction et la proximité de l’atelier ont amené l’artiste à le représenter « poudroyant sous la lumière intense »9. Au-delà du pigeonnier s’étend, malgré l’aridité du Causse, une petite vigne, elle aussi, souvent « portraiturée ».
Il y a aussi, à proximité de la demeure, un autre endroit apprécié : la pergola aux pampres rouge pourpre qui donne à cette tonnelle un petit air antique et toscan. Même les après-midi de plein été, on y trouve une certaine fraîcheur et il est agréable de s’y adonner à la couture ou d’y prendre le thé, aussi la présence humaine et familière s’y retrouve souvent. En effet si, dans un tableau, un fauteuil de rotin blanc semble avoir été juste abandonné, on le retrouve, dans une autre version, occupé par sa propriétaire absorbée dans son ouvrage.
Un des intérêts de la pergola est la variété des angles de vue qu’elle offre à la vision de l’artiste. Dans le tableau possédé par le Docteur Despeyroux, elle est vue de face presque naïvement comme dans la Visitation de Maurice Denis, exposée en 1919 au Salon des Artistes Français sur laquelle les quatre piliers ronds et clairs se détachent du fouillis de la végétation. Dans la composition de L’Automne, elle ne sert que de cadre ; le peintre s’est placé sur le côté et les piliers remontent et grandissent en atteignant le bord opposé. Cette façon de voir est encore accentuée dans la version de M. Hansen où le sol lui-même paraît s’élever. Au contraire dans la toile du Musée de Picardie, nous sommes à l’intérieur de la place ; le miroitement du soleil à travers les ombrages de la glycine pénètre jusqu’à nous ; la monotonie de la perspective des piliers, seulement rompue par le fauteuil solitaire, aboutit à la murette où sont posés les pots de géraniums. Ainsi dans de nombreuses toiles, le souci de la perspective est très secondaire et les divers plans sont juxtaposés, au contraire dans les toiles de la pergola, le jeu de la profondeur est remis à l’honneur.
Des éléments presque géométriques et inanimés tels que les pots et les piliers, s’opposent aux éléments végétaux aux formes légères comme les fleurs des géraniums, les feuillages de la vigne vierge ou des glycines. Dans la toile du Musée de Picardie, le mince tronc noueux mais souple de la glycine s’allie à la robuste rectitude du pilier ; dans la version d’Aix-en-Provence, le feuillage et sa débauche de couleurs ont gagné sur la masse stable des constructions, la valse des feuilles aux tons triomphants du jaune au lie de vin en passant par tous les pourpres, a presque totalement noyé la blancheur des architectures.
Pour plusieurs de ses tableaux, Bazille a choisi, comme Henri Martin, le cadre d’une terrasse surplombant un village du Midi Languedocien et sur laquelle des personnages se meuvent ou bavardent de façon familière. Cette disposition permet à la fois d’aérer les divers plans de la composition et de grouper en plein air des scènes habituellement réservées aux intérieurs.
Le Vieux banc de pierre allie, lui aussi, cette impression de quotidien, de vie familiale saisie dans sa simplicité par ce banc et ce fauteuil qui semblent attendre leurs occupants, à l’exubérance de la nature, dans ce somptueux sous-bois où ils sont disposés. Le papillonnement des touches rend parfaitement, avec ses nuances jaune paille, vert tendre, le passage du soleil dans la verdure touffue des arbres ; seuls les troncs échappent à cette instabilité lumineuse. Le procédé n’a rien ici de gratuit ; le divisionnisme « colle » à la réalité physique du frémissement des jeunes feuilles sous la lumière en contre-jour.
Marquayrol est une habitation d’été et la vie de ses occupants s’écoule surtout à l’extérieur de la maison ce qui explique la multiplicité des thèmes extérieurs, tel que celui du bassin. Le peintre se réfugie parfois dans la fraîcheur de cette petite pièce d’eau et il fait même asseoir, sur la margelle, les fillettes qu’il désire portraiturer. Le thème de l’eau est traité avec plus de sérieux dans le ruisseau du Vert ou dans la mare aux canards ; le bassin lui sert plutôt de prétexte à composition que de sujet en lui-même. Le Bassin aux cyprès est placé, cercle modeste au centre de la toile ; l’enserrant et s’y reflétant, les cyprès symétriques autour du petit portail blanc, presque enfantin, et, au-delà, se devinent les collines familières et le ciel tacheté.
Dans plusieurs versions du Bassin aux géraniums le ciel disparaît totalement tandis que seul un modeste coin de ciel bleu s’aperçoit dans la version d’Aix-en-Provence. Dans ces tableaux, le bassin semi-circulaire est surmonté d’une statuette qui sert de ponctuation et parait un discret rappel de la présence humaine. Le fouillis extrême de la végétation, étagée comme une oasis, a envahi tout l’espace ; seuls y échappe la surface du bassin et le commencement de l’allée, plages de calme pour reposer le regard. Si de fines aiguilles vert jaune figurent l’herbe, la pâte s’étale en croûte vert plus soutenu pour les feuillages. Le soleil jette ses feux oranges encore rehaussés par le rouge des géraniums. Le géranium, fleur formée d’un assemblage de pétales, apparaît une fleur privilégiée pour un adepte de la technique pointilliste.
Si Le Bassin aux cyprès est vu de face avec une simplicité presque naïve, Les Bassins aux géraniums ont une composition en diagonale qui traverse la toile laissant supposer un espace qui pourrait se poursuivre au-delà. Dans la première toile, le bassin calme repose comme endormi sous le soleil alors au zénith et dont la lumière aveuglante blanchit l’herbe presque desséchée ; au contraire une impression de fraîcheur se dégage du sous-bois des autres tableaux où la lumière ne parvient que tamisée. L’arrière-plan des bassins aux géraniums n’est pas sans rappeler le fouillis végétal qui entoure le tableau de Madame Martin dans son jardin ou bien des tableaux représentant une jeune femme assise et cousant. Dans ces œuvres ou dans les tableaux décrivant les bassins, la touche se fait pesante pour les grands pots de fleurs ou pour la terrasse et, au contraire, virevolte comme surajoutée pour les feuillages qui apparaissent comme un fourmillement de tâches roses, rouges, de tous les jaunes ou de tous les verts en donnant une impression à la fois de légèreté et de profondeur ; grâce à ce procédé le peintre a su capter l’éphémère papillonnement de la lumière du soleil et l’exubérance de la végétation.
Un tableau de Victor Charreton, représentant une allée, un fauteuil et des bosquets fleuris, semble proche parent de ces œuvres10. Mais Charreton comme Henri Martin sont ici disciples ou émules, sans être de plats imitateurs de Monet et de ses frais jardins fleuris.
Si son jardin le ravit, le propriétaire aime aussi beaucoup sa maison ; ce sentiment se reflète dans la précision des titres qu’il donne à ses toiles, par exemple Fenêtres et porche au soleil, Mon devant de porte de la cuisine à l’automne, La porte ensoleillée sous son auvent rustique11. Il ne se lasse pas de peindre sa demeure sous toutes ses facettes et lorsque vient la mauvaise saison ou le trop grand âge, il se réfugie à l’intérieur de la grande salle à manger, décorée par Jean Rivière, de laquelle il peut quand même se livrer à sa passion, peignant ce qui s’offre à ses regards. En effet, quoique irrésistiblement attiré par le soleil, il sait aussi fort bien rendre la grisaille des jours sombres ou même les reflets froids de la neige comme le prouvent certaines toiles exécutées depuis l’intérieur et représentant la terrasse et l’élégante balustrade qui prolonge en promontoire le bâtiment central de la maison.
Martin-Ferrières reproduit dans son ouvrage deux toiles, presque contemporaines, l’une La Terrasse de Marquayrol sous la pluie datée de 1934, et l’autre La Balustrade du XVIIIème sous la neige de 1939. La Balustrade n’est que le prolongement vers la droite de La Terrasse12, donc à une nuance près il s’agit du même sujet, ce qui permet d’isoler la même variation : le temps ; ici il pleut, là il neige. Ce peintre de la lumière sait-il rendre l’absence de lumière ? Les paysages d’hiver l’ont intéressé, car pour lui, dans son symbolisme à la limite de la schématisation, l’hiver est synonyme de grand âge, aussi a-t-il besoin pour ses décorations de maîtriser la froideur de cette saison. Aussi parfois, à Paris, il se poste, les jours de neige à la fenêtre de son atelier et il reporte sur la toile les toits recouverts de neige qui s’offrent à sa vue. Mais c’est la neige de la ville, ternie à peine tombée, envahie par la grisaille bleutée de la cité, tandis que dans le tableau La Maison de Pelet sous la neige, elle conserve une rustique propreté.
C’est dans le tableau représentant la balustrade qu’il a senti avec exactitude la neige et son mystère. Le silence ouaté est perceptible dans l’étendue moelleuse de la terrasse qui occupe tout le premier plan sans rien qui vienne troubler ce blanc floconneux obtenu par de larges pastilles posées sur un fond à peine teinté de beige. Les rapports entre le tronc sombre de l’arbre (touches vertes et brunes, traînées légères pour les rameaux), la balustrade sans reflet et l’étendue vide de la terrasse sont finement observés. Dans le lointain les maisons disparaissent sous l’épaisse couche, tandis que les collines se teintent d’un éclat bleu presque dur.
L’immobilité terne, le cerne noir du galbe des piliers de La Balustrade sous la neige s’opposent à la fluidité, aux multiples reflets changeants de La Terrasse sous la pluie. Ici la terrasse n’est que le miroir irisé dans lequel se projette la balustrade. Le gris de la tonalité générale n’est que du blanc argent mêlé de rose, de jaune. Tous les pastels délicats se mêlent pour concourir à noyer la vallée lointaine dans une fine brume ; les arbres jouent aux fantômes, mais le soleil n’a pas disparu à tout jamais et son reflet doré reste comme suspendu ; l’eau ruisselle sous forme de virgules argentées et tremblées. La rectitude de la balustrade est agrémentée de quelques pots de fleurs vides aux formes variées, et destinés à introduire quelque symétrie dans le tableau. Le reflet un peu irréel de la balustrade est l’écho de celui du pont qui parfois cherche son image dans l’eau du Vert.
Mais déjà cette terrasse qui surplombe la vallée attire les regards vers les maisons du village.
1 Article de M. Mesplé dans La Dépêche du Midi, 4 novembre 1942.
2 Article nécrologique par Paul Mesplé, La Dépêche du 18 novembre 1943.
3 Valmy-Baysse, ouvrage cité p. 11.
4 Léonce Bénédite, Préface du Catalogue de l’Exposition de 1910.
5 Jacques Copeau, Art et Décoration, 1910, p. 173.
6 Martin-Ferrières, p. 60. Ce nom est assez commun en Quercy.
7 En septembre 1938, J.-L. Gillet rend visite au peintre et raconte ainsi cette venue dans l’Art Méridional de 1939 : « Au départ de Cahors, un chemin longe la rivière. Des maisons rousses et rares. Des coteaux qui prennent de faux airs de montagne, arides, avec des traînées crayeuses, s’opposant à la fertilité de la vallée : Labastide-du-Vert… Au nom d’Henri Martin des bras se tendent pour désigner très au-dessus du village, une haute maison carrée ». C’est son atelier, le château est caché par la grande bâtisse en avant. « Prenez le raidillon à gauche… un chemin qui monte dur et nous voici devant la porte… Le peintre s’avance souriant, affable… la pipe à la bouche, il fait les honneurs de son atelier ».
8 Il y a une telle identification entre le peintre et son atelier que les toiles représentant l’atelier donnent un peu l’impression de ressortir du genre « autoportrait ».
9 Compte-rendu de Paul Berthelot du samedi 6 février 1932 à propos du tableau exposé aux Amis des Arts de Bordeaux. Les toits en pagode sont typiques des constructions lotoises.
10 Victor Charreton a une touche qui ressemble à celle d’Henri Martin, leur façon de sentir la nature est assez semblable comme par exemple dans ce tableau exposé en janvier 1972 à la Galerie Chappe Lautier à Toulouse. Par ailleurs, Madame Gisbert de Cahors fait voisiner, avec bonheur, des toiles de ces deux artistes.
11 Titres relevés dans des ventes publiques.
B. Labastide-du-Vert
Niché au repli d’une riante vallée, Labastide-du-Vert apparaît comme un village oublié par le temps, limité par d’austères horizons puissamment colorés par les rochers ocreux et la teinte violacée d’âpres collines1. Le clocher couve son village tandis que le ruban bleuté du Vert serpente entre ses berges verdoyantes et la double ligne de ses peupliers frémissants.
Dans la vallée du Vert, moins richement cultivée que celle du Lot, l’échelle plus réduite permet d’embrasser d’un seul regard les causses pierreux peuplés de bois de chênes et la fraîche vallée au sol alluviaux. Cette opposition est bien rendue dans La Vallée du Vert (1925) dont la composition est en diagonale, ligne fréquemment employée chez Henri Martin. Une colline violette piquetée de bleu prolonge la calme unité du ciel. L’habit d’arlequin des petits champs bordés par les légères verticales orangées des peupliers est constitué par un foisonnement de rectangles orange parsemé de vert, ocre pointillé de jaune ou vert tacheté de brun. La rugosité du tapis végétal est traduite par les coups de pinceau juxtaposés de façon abrupte.
Alors que dans le tableau précédent les jaunes et les verts dominaient, dans Le Panorama de la vallée vue vers le village, la tonalité générale est bleue et gris irisé afin de rendre des lointains vaporeux.
L’artiste a parfois voulu commencer la journée en rendant hommage à la vallée toute entière comme dans la toile du Musée de Cahors où l’ombre bleutée quitte à regret la vallée, s’attardant auprès des peupliers qu’elle rend flous ; les rayons lumineux frappent çà et là d’une touche dorée une maison ou un bosquet. La nuit a rendu au paysage sa pureté et dans l’air léger s’élèvent de transparentes colonnes bleutées : les fumées qui sont les premières traces du réveil des hommes2.
Il sait aussi suggérer la route sinueuse qui borde le ruisseau, situer les groupes de maisons sans les décrire et relier discrètement entre eux les divers lointains (version du Musée de Lyon). La technique pointilliste lui permet en effet d’être vaporeux sans tomber dans l’excès du flou3. Une œuvre très semblable à celle du Musée de Lyon a soulevé d’admiration le sévère amateur d’art qu’était le collectionneur toulousain Louis Lacroix : « Cette vue plongeante sur Labastide-du-Vert somnole dans sa vallée, page grave et en même temps frémissante avec ses verts si délicats… l’exécution s’oublie tant se dégage sous nos yeux le charme exquis de cet adorable village silencieux… L’artiste y a mis tout son cœur et sans emphase son attachement pour ce petit village du Lot »4.
Mais si Henri Martin a aimé Labastide-du-Vert, celui-ci le lui a bien rendu et a même matérialisé sa reconnaissance ; sur la route qui traverse le village, environ en son milieu, un rosier flanqué de deux géraniums grimpe familièrement le long d’une plaque de marbre sur laquelle peut se lire l’inscription suivante :
« Au peintre Henri Martin
Qui a beaucoup aimé ce village,
Sa vallée, ses coteaux et les a rendus
Célèbres en y travaillant de 1900 à 1943 ».
Un masque de bronze en haut relief complète la plaque5 et paraît veiller sur ce discret ensemble de toits roses et de pierres claires qui s’étire le long de la route ou monte à l’assaut des collines. Il n’y a point ici de pittoresque ou de passé trop apparent comme à Saint-Cirq- Lapopie ; rien à première vue ne distingue Labastide-du-Vert de centaines de villages semblables ; c’est sa modestie même qui le rend attachant.
Les maisons ont la discrète distinction de toutes celles du département du Lot et, parmi elles, Henri Martin a une prédilection pour la maison du sabotier. Elle est un peu à l’écart, prolongée par un petit appentis et, surtout, agrémentée en contre-bas, d’une prairie bordée d’arbres. Dans une toile de 1934, les feuilles des arbres picotent le ciel ; les ombres jouent joliment dans la prairie. Par contre, dans la toile du musée de Cahors, représentant le même sujet, la prairie d’un vert trop acide et disproportionnée par rapport au reste de la toile est moins agréable à l’œil.
Quelques maisons adossées à la colline et baignées par le Vert, ombragées par quelques arbres, sont aussi un motif particulièrement aimé de l’artiste et qui l’a souvent inspiré avec bonheur.
En contemplant les tableaux qu’Henri Martin a consacrés à ce thème, on ne peut s’empêcher de penser à certaines toiles de Camille Pissarro telles que Les Toits rouges ou Verger à Pontoise, quai de Pothuis 1877 d’inspiration très semblable. Si on compare ces toiles de Pissarro et celles d’Henri Martin, il ressort que les maisons lotoises ont plus de noblesse que les masures de Pissarro mais, chez tous deux, les petits arbres du centre de la toile avec leurs troncs incurvés, leurs bourgeons papillonnants, montrent une même sérénité et une même gaieté tranquille. Une toile d’Henri Martin de 1909 paraît juxtaposer deux toiles de Pissarro Les Toits rouges et La Mare (1874). Au premier plan, trois canards noirs et deux blancs voguent paresseusement au fil de l’eau. L’élément liquide n’est pas traité pour lui-même, il est le miroir brouillé des maisons et de la prairie ; de façon similaire la mare de Pissarro reflète ce qui l’environne.
Très proches par l’inspiration, ces toiles le sont également par le technique. C’est ainsi que dans Le Jardin de Pissarro (1894) et une version de Bruxelles, le geste de l’artiste reste presque apparent ; les maisons d’Henri Martin sont construites, touche après touche, d’une pâte épaisse, comme le maçon a posé les pierres ou le couvreur les tuiles du toit. L’arête du toit chez Henri Martin et le muret chez Pissarro sont cernés d’une couleur plus soutenue. Le petit terre-plein qui borde l’allée de Pissarro ou la berge du ruisseau d’Henri Martin sont formés de touches épaisses débordant les unes sur les autres dans une tentative pour rendre l’impression physique de l’épaisseur moelleuse de l’humus. A l’inverse, sur l’eau comme dans les allées, les coups de pinceaux légers des deux artistes courent et se poursuivent. Pour rendre les arbres en fleurs, la pointe du pinceau a posé une multitude de points grenus auprès des branches. Pour l’un comme pour l’autre, la main n’a pas quitté au contraire la toile pour tracer d’un seul jet les troncs minces et rectilignes, ou massifs et sinueux6.
La tonalité générale de ces toiles où se mêlent eau, arbres et maisons, est faite chez Henri Martin d’un accord entre les oranges, les jaunes et les verts tendres, tandis que chez Pissarro la tonalité est légèrement plus franche avec une préférence pour le rouge.
Le ruisseau, dans les toiles que nous venons de décrire, n’avait qu’un rôle accessoire, mais il peut à son tour devenir le sujet principal du tableau. Le Vert est un petit affluent de la rive droite du Lot dans lequel il se jette à Castelfranc, après un parcours de quelques vingt-cinq kilomètres. A la sortie du village, un pont ancien enjambe le ruisseau et mène à l’église. Ainsi se trouvent réunis trois des motifs favoris du peintre : le Vert, le pont et l’église. Henri Martin est-il le poète de l’eau ? Sait-il traduire son miroitement comme il sait faire sentir le frémissement des feuilles ?
Il a parfois exécuté des toiles comme celle du Docteur Bertrand où le ruisseau et ses berges sont représentés seuls. Une impression de fraîcheur se dégage des tons verts et bleus employés. Le ruisseau confondu avec les herbes avoisinantes se perd sous les arbres après un léger coude.
Plus fréquemment, Henri Martin cherche à allier l’élément naturel qu’est le ruisseau à la construction de l’homme, les maisons et surtout le pont. Sur la toile du Musée de Dijon, une seule arche apparaît laissant les trois quart inférieurs de l’espace pour la représentation de l’eau, tourbillonnantes vaguelettes de couleur tourmentée où viennent discrètement se refléter quelques grands arbres et le ciel. La simplicité rigoureuse à la limite de l’abstraction, la force de la composition et de la touche en font une œuvre particulièrement attachante et presque inattendue dans la production de l’artiste.
Le peintre se place le plus souvent, en amont du pont qui fait alors admirer ses deux arches arrondies et qui s’appuie sur quelques maisons. Dans une version de 1905, la course de l’eau est rendue par de longues traînées bleues nervurées de vert ou de rose ; le courant fait trembler le reflet du pont et l’ombre profonde de l’arche. Dans les toiles du Musée de Lyon et Madame Gisbert le mystère de l’eau semble inquiéter l’artiste qui donne à cette dernière une teinte presque marron encore assourdie de bleu par endroits, mais aussi parfois rehaussée de blanc argenté. Cette inquiétude est encore accrue par la présence solitaire d’une minuscule silhouette à fichu rouge qui passe sur le pont chez Madame Gisbert tandis qu’au Musée de Lyon une lavandière sur la berge ne dissipe pas la mélancolie du ruisseau. Si la terre rassure le peintre, il semble, par contre, que l’eau l’angoisse.
Cependant, d’une œuvre de vieillesse (1940) où le Vert occupe le premier plan, se dégage une impression de gaieté et d’apaisement, mais certainement parce que le ruisseau, qui sert de lien entre une prairie vert tendre et un groupe de maisons adossées les unes aux autres, disparaît vite noyé dans la verdure. C’est le printemps, le réveil de la nature, les feuilles de peupliers ne sont encore que de petits points jaunes, les arbres, de beaux bouquets roses ou blancs. Le peintre fait preuve d’une parfaite habileté technique. Si de près les touches se croisent en un feu d’artifice, de points pour les fleurs, de carrés pour les pierres des maisons, d’un jaillissement confus pour l’herbe, de loin la composition s’équilibre, les plans s’ordonnent. L’eau est traitée de manière relativement originale : frémissement d’écume blanche, petite île verte rappellent la tonalité des berges mais surtout, dominante bleue, même bleue ciel. En effet à l’arrière plan, la colline remonte abruptement, masquant totalement le ciel ; à l’acquéreur qui se plaignait de cette absence le peintre aurait répondu : « Le ciel, vous l’avez dans l’eau ! ».
Si le peintre se place à l’aval du pont, le ruisseau n’est plus visible et le thème principal devient alors l’église. Son atelier est situé de telle façon qu’il domine l’édifice religieux. Par un effet acoustique curieux le murmure obsédant du ruisseau et la sonnerie des cloches montent parfaitement clairs jusqu’à ce lieu de travail. L’église est située à quelque distance de son village ; le faîte du clocher, voisine avec la cime des peupliers et surmonte deux clochetons. La couverture d’ardoise contraste avec la tuile environnante ; sur la façade s’étagent un portail, deux rosaces non évidées et une baie à arcades géminées. Cette modeste église est cependant touchante car, dans sa simplicité même, elle peut apparaître comme l’archétype de toutes ces églises de village qui dominent de leur haute silhouette les maisons de leurs paroissiens. Bien sûr, elle se distingue dans le lointain des divers panoramas de Labastide, mais avec un respect presque enfantin, le peintre s’est aussi plu à la représenter isolée. On la voit de face, accompagnée d’un mince peuplier avec le petit ruisseau à ses pieds, dans la toile reproduite par Valmy-Baysse et les Arts Décoratifs de 1910. Il n’y a aucune recherche dans la verticale de la solide façade et du clocher qui s’appuie sur l’horizontale mouvante des reflets de l’eau.
Une autre étude intitulée L’église, le matin, 1908, assez mystérieuse est bien plus empreinte de sentiment religieux que les allégories mystiques qu’il peignit au début du siècle. C’est l’instant où l’ombre commence à céder la place à la lumière ; le ciel auquel répondent les blanches volutes des fumées a déjà pâli ; la prairie a déjà sa teinte habituelle verte et jaune, mais la masse de l’église et des maisons se distinguent en bleu plus assourdi du bleu qui noie la vallée en larges virgules onctueuses.
Une toile appartenant au collectionneur Lacroix est intéressante, elle, par sa composition : verticale dans le premier tiers gauche, le clocher encadré de deux arbres ; horizontale pour le reste du tableau avec le pont, le toit de l’école, le chemin. Si quelques silhouettes munies de parapluies s’aperçoivent sur cette dernière toile, elles sont beaucoup plus nombreuses, mais sans parapluies, sur deux œuvres possédées l’une par le Musée de Tours, l’autres par celui de Dijon. Sur ces deux versions, le peintre ayant planté son chevalet sur le coteau d’en face, l’église se trouve alors en contrebas et, par un effet de perspective et de raccourci, entourée de maisons du village ; des ceps de vigne parsemés d’arbres en fleurs forment le premier plan.
Le titre de la toile de Tours Sortie de messe : jour de Pâques mêle l’union religieuse du village autour de son église à la résurrection de la nature. Les arbres saupoudrés de blanc, le vert jaune et tendre des feuilles et des herbes, rehaussé du brun de la terre, en font un ensemble léger et frais. Sur la version de Dijon, l’attention est attirée par trois petites silhouettes qui, avec une grande économie de moyens, à peine quelques traits foncés, nous restituent l’attitude usée d’un homme appuyé sur une canne et la marche tranquille de deux paysannes.
Le cadre de ces deux tableaux est en bois naturel légèrement sculpté, dont les veines ligneuses semblent prolonger les troncs noueux des arbres peints. Sur un tableau de 1926, exécuté lui aussi au printemps, le premier plan est une large prairie où paissent deux chèvres. Les bourgeons des feuilles vibrent d’une palpitation dorée ; le soleil, caché derrière l’église, étire les ombres des peupliers, mais sans attrister l’ensemble. Une petite route s’engage vers la gauche du tableau. C’est la route de Sals, prenons là et quittons Labastide-du-Vert pour une promenade en pays lotois.
*
* *
S’il nous était demandé de faire une sélection parmi la si abondante production picturale d’Henri Martin, notre préférence irait vers les toiles représentant Labastide-du-Vert qui nous paraissent être les plus réussies de toutes les créations de l’artiste.
Il aime les paysages qu’il décrit ; un ruisseau coule entre les peupliers auréolés de soleil, de larges prairies vertes courent de maison en maison, maisons chapeautées de tuiles plates au-dessus desquelles le clocher veille et au loin les coteaux s’étendent mollement… Un accord rare se sent entre le peintre et les motifs choisis. La sérénité de l’artiste s’associe à la nature estivale pour témoigner de la joie de vivre que lui apporte ce modeste village. Mais il domine aussi parfaitement son métier et la technique pointilliste qui convient particulièrement bien tandis que la palette des couleurs employées (orangé, vert chaud, jaune lumineux) est d’un heureux effet.
Sans mièvrerie aucune, il célèbre l’accord profond de l’homme et de la nature et, à notre époque où l’homme moderne recherche désespérément ce contact, les toiles d’Henri Martin sont une contribution précieuse7.
1 Des collines violettes sont, à première vue, plutôt surprenantes. En réalité, c’est le poète et le peintre qui ont raison et lorsque les yeux ont appris à voir, la vérité s’impose : la légère nuance du gris des collines qui bordent l’horizon est bien, la plupart du temps dans le Lot, violette.
2 La présence des fumées est presque une des caractéristiques des paysages lotois. Avec un peu d’imagination, on peut se demander si, pour l’artiste, elles ne représentent pas la respiration des maisons, signe d’anthropomorphisme ou, à l’inverse, si elles ne suggèrent pas avec beaucoup de discrétion la présence humaine dans les paysages d’où l’homme est le plus souvent absent. Henri Martin lui-même a expliqué que le matin les fumées des maisons s’élèvent parce que « les villageois font leur petit déjeuner avant d’aller aux champs ». Quercy n°2, janvier 1942, « Henri Martin » par Raymond Courbières, p. 15.
3 Cette vallée serait à rapprocher du tableau de Pissarro Lacroix, Effets de brouillards 1888, Philadelphia Muséum of Art.
4 L’Art Méridional, 1939, La collection A.L. par C. Lacroix, p. 11. Il s’agissait d’une toile autrefois en possession de M. Loubet.
5 Cette plaque souvenir a bien été posée avec la collaboration des habitants du village mais elle est plus particulièrement le fait de l’association des amis de Léon Lafage et a été inaugurée le 2 juillet 1961 – La Dépêche, 25 octobre 1960, 5 juillet 1961.
6 La parenté entre Pissarro et Henri Martin apparaît plus nettement si l’on compare au contraire les deux toiles représentant le même motif Vergers à Pontoise, quai de Pothuis, peintes l’une par Cézanne et l’autre par Pissarro. Cézanne fait vivre intensément la maison qui lutte contre la colline et la sève bouillonne si fortement dans les arbres qu’elle en affecte le tableau tout entier d’un mouvement tourbillonnaire.
7 Millet, Monet, Pissarro, tel est le triple parrainage dont quelquefois Henri Martin dans certaines toiles lotoises a su se montrer digne.
C. Promenades en pays lotois
L’un des paysages du Lot qui a tout d’abord séduit Henri Martin, c’est le Causse, lande aride d’où émergent de grandes dalles de roche qui laissent entre elles de petites surfaces terreuses où pousse, péniblement, un peu d’herbe rase et où viennent quelques arbustes et quelques petits chênes.
En effet, de ces étendues désertiques à peine morcelées par les lignes grises des petits murs de pierres sèches, construits par les bergers pour matérialiser leur domaine, se dégage une mélancolie sourde. Cette impression vient non seulement de la grisaille de ces constructions, mais aussi de la sensation de renoncement, d’abandon des hommes devant ce terroir attachant mais ingrat. La Cabane abandonnée est, par exemple, un titre de toile fréquemment employé. Un certain mystère plane aussi sur les étranges constructions des bergers « caselles de forme circulaire et coiffées de pierre et qui remonteraient à l’époque préhistorique »1.
Mélancolie, tristesse sont effectivement les sentiments que l’on sait être ceux du peintre en cette fin de siècle. Il se trouve donc en accord profond avec la grisaille et la solitude du Causse qu’il prend, avec délectation, comme motif pendant les premières années de son installation à Marquayrol. Cependant, le Lot à côté des causses déserts et ternes, offre aussi de riantes vallées ensoleillées et la rayonnante lumière du midi chassera les pensées moroses dont les tableaux intitulés Temps gris qui se retrouvent tout au long de sa vie, sont peut être le reflet atténué.
C’est avec raison aussi que, vers 1920, Henri Martin choisit d’habiter quelques semaines par an à Saint-Cirq-Lapopie car le temps s’est arrêté, il y a cinq siècles, dans ce curieux village2 accroché à une haute falaise dominant le Lot. La longue rue qui le traverse part d’une porte surmontée d’un bel arc gothique et des demeures à encorbellement ou à colombages, la bordent. Le peintre plante souvent son chevalet près de la place du Carrol où l’herbe pousse entre les dalles ; balcons de bois et fenêtres médiévales y voisinent avec des jardinets couverts de pampre. La place offre aussi une belle perspective sur le clocher de l’église et la terrasse portant le château de la Gardette. L’église du début du XVIe siècle a incorporé une chapelle romane et un clocher trapu, contre-buté par une tourelle ronde, la surmonte3.
La plupart des compositions de Saint-Cirq s’élèvent progressivement ou abruptement vers l’église ici point culminant et obsédant. Elle agit en schéma inverse de l’église de Labastide-du-Vert qui, elle, est le point le plus bas, la convergence des collines ; ici le clocher plus massif est le sommet vers lequel grimpent les couvertures de tuiles roses.
La construction pyramidale est une constante des compositions de Saint-Cirq. Les plus réussies sont celles où ce site étonnant s’offre à nous tout entier comme la toile au Musée de Bordeaux ou la version de 1930. En ordre serré, séparées par deux ruelles, les maisons montent à l’assaut du clocher. Le Lot bleuté veille en bas, serpente en laissant entrevoir la rive opposée et les collines violettes. Avec discrétion, mais aussi une grande habileté, Henri Martin sait parfaitement disposer les plans successifs ; du premier plan avec quelques branchages en fleurs jusqu’à l’église solitaire, la perspective montante s’élève sans effort apparent en une poussée solide et logique, ce qui prouve un métier certain. De la toile du Musée de Bordeaux, construite de cette façon, se dégage une impression de puissance austère4.
Henri Martin aime s’installer place du Carol d’où il peut, à son gré, varier les vues en gardant comme point de référence immuable et à peu près central le clocher et sa tourelle trouant le ciel. Nous pouvons comparer ces tableaux à des prises de vues différentes obtenues à l’aide d’une caméra. Nous avons d’abord un grand plan d’ensemble dans lequel la falaise voisine avec l’église et, par un effet de perspective, avec le grand arbre presque encore dénudé du premier plan. Le calme du ciel répond au vert de la petite place. Parallèlement au chemin qui serpente, le peintre décrit avec un souci digne d’un archéologue, d’un côté, l’ancienne auberge et ses arcades, de l’autre l’élégant balcon de bois et les lucarnes. Dans une version intermédiaire exposée au Salon des Artistes Français de 1921, tel un plan moyen il y a une trop forte opposition entre le premier plan vide et les maisons toutes groupées dans la moitié supérieure de l’espace. La maison au balcon de bois a disparu et la suivante a un aspect presque minéral. Enfin, une troisième vue pourrait s’intituler « gros plan sur l’église », l’énigmatique clocher ne laisse subsister que deux maisons qui lui servent de soutien mais il conserve à ses pieds un tapis d’herbes et d’arbres. Saint-Cirq n’est pas le village de la Belle au bois dormant, les fumées signalent la présence humaine et, telles des fourmis, les hommes grimpent le long des ruelles.
Si le souci de construction et de composition prime, ici, comme à Labastide-du-Vert, sont étroitement mêlés, imbriqués, la nature et les habitants des hommes. Pendant près de trente ans, Henri Martin vient à Saint-Cirq tous les printemps avant d’aller à Marquayrol quand les feuilles des arbres ne sont encore que de discrets bourgeons. Donc, même si le titre ne l’indique pas, les toiles sont peintes au début du printemps, époque où le soleil ne se montre pas avec la même facilité qu’en été, ce qui explique les notation de « Temps gris » qui accompagnent nombre titres de Saint-Cirq.
Dans L’Eglise vue de la place du Carol du Musée de Cahors, l’absence de lumière et même une certaine atmosphère orageuse sont rendues par un ciel gris jaune et par les toits de tuiles aux teintes presque métalliques. L’herbe elle-même est décolorée et il y a dans ce tableau, comme une attente, une absence.
Dans une autre toile du même musée, le soleil quoique timide a rendu leur vraie couleur aux tuiles et blanchi les murs de pierre délicatement jaunes. L’artiste étudie aussi les variations de la luminosité dans la journée comme en témoignent les titres Petite place, l’après-midi ou Les Vielles maisons au crépuscule, car parfois, lassé de portraiturer l’église, il tourne le chevalet qu’il a planté place du Carol vers les maisons en contrebas. Elles voisinent avec des jardinets et l’enchevêtrement de leurs toits est moins serré.
Puisque l’on a la chance, ici comme à Labastide, de pouvoir comparer la réalité avec les tableaux d’Henri Martin, on peut se rendre compte combien il a su saisir cet accord rare entre les sites et les maisons, cette perspective montante mais sans relief heurté, combien il a été sensible au charme indéniable du village et l’a rendu avec une fidélité dénuée de minutieuse froideur. Comme à Labastide, il est patent qu’il aime Saint-Cirq et qu’il y est heureux.
Puy-L’Evêque et son bas quartier ont aussi quelquefois séduit l’artiste. La vieille ville aux pierres rousses se mire dans le Lot ici large et lisse. Sur la place de la Mairie se dresse un donjon du XIIIe siècle, le faubourg resserré est parcouru de ruelles en tous sens, de circulations inattendues et de sentiers sous des jardins. Quant aux maisons ce sont des fragments de château, des ailes d’évêché, des tours ne flanquant plus rien. Comme à Saint-Cirq, la pente du terrain permet l’étagement des vieilles demeures dont les toits se superposent. Mais l’artiste n’a pas ici de point fort pour appuyer sa composition puisque le donjon se différencie à peine des toits voisins. Il sait cependant éviter la monotonie qu’engendrerait un étalement en largeur trop parallèle et jouer à merveille du reflet tranquille des maisons dans la rivière. Cette toile a aussi le mérite d’allier, en une harmonie très fine, des couleurs gaies et tendres (rose, vert, jaune). Elle doit être la proche parente de celle que le peintre avait décidé d’exposer en 1918, peut être pour rappeler aux visiteurs du Salon des Artistes Français la douceur de vivre des temps passés !
Rendons ensuite visite à la capitale Cahors ; dans les dernières années de son existence, alors qu’il résidait à Labastide, il vient fréquemment à Cahors. Il a certainement fait de nombreuses études des principaux monuments de la ville, car c’est son vaste panorama qui se déroule à l’arrière-plan du tableau du Monument aux morts de la ville de Cahors. On connaît par exemple, un Pont Valentré à la géométrie stricte dépourvue de faux pittoresque, écrasé sous le soleil méridional qui blanchit ses tours.
Les titres des tableaux rencontrés permettent de suivre notre lotois d’adoption dans ses randonnées dans son département5.
Si en 1903 Le Cirque de Montvalent, aux confins du Périgord, a dû être choisi pour le,vaste panorama que déploie la falaise de Mirandal au-dessus de la Dordogne, les villages pittoresques et les beaux sites naturels ne manquent point non plus autour de Labastide-du-Vert. L’artiste a du souvent s’engager sur la route qui, au-delà de l’église longe le cimetière, passe par Sals pour atteindre Lherm. Les maisons de Lherm pourraient être reproduites dans des buts touristiques tellement elles sont typiques des constructions lotoises avec leur véranda limitée par un balcon de bois et des tours d’angle au toit évasé. Saint Médard l’a peut-être attiré pour son nom, mais il a du souvent se rendre à Castelfranc, au XIXe siècle, village de vignerons et port fluvial au confluent du Vert et du Lot et toujours dominé par son église du XIVe siècle. Belaye a dû être choisi pour sa situation sur un éperon rocheux au-dessus du Lot tandis que Rivel, où les évêques de Cahors avaient autrefois élu résidence, a peut être dû la préférence au fait qu’il possédait un château fort.
*
* *
Tous ces sites présentent des points communs. Ils allient une position naturelle leur permettant de dominer les vallées voisines à la marque d’un passé glorieux, demeures médiévales, restes de rempart, château fort en ruines…L’ancien élève de Jean-Paul Laurens, spécialiste des reconstitutions historiques affectionne toujours ces vestiges et a conservé le goût des romantiques pour le Moyen-Age. Mais surtout le paysagiste aime les sites où son sens de la composition trouve à s’exercer, par exemple, en étageant, avec habileté, les plans en hauteur ou en assemblant en une vaste pyramide les petits cubes des maisons. Il est attiré par la structure interne de la terre qui s’entrevoit dans les hautes falaises ou les éperons rocheux.
La grâce légère et colorée de la végétation et le papillonnement de la lumière au travers des feuillages qu’il peint avec plaisir à Labastide, cèdent alors la place à l’escalade puissante des toits et au dessin solide des falaises ou des crêtes des murs.
1 Guide touristique Quercy Périgord, 1970, L. R. Nougier, p. 149.
2 « Grâce à une torpédo Delahaye 12 chevaux, achetée en 1911, Henri Martin visite le Lot et les départements voisins et il découvre alors le village de Saint-Cirq qui l’enthousiasme. Il achète donc tout simplement une maison à Saint-Cirq, il l’aménage de meubles anciens, lits Directoires, vaisseliers XVIIIe qui seront garnis de vieilles faïences Strasbourg ». Martin Ferrières, p. 86-87.
3 Saint-Cirq-Lapopie (200 habitants) est classé presque dans sa totalité, monument historique.
4 L’amateur Louis Lacroix décrit, de manière qui convient, une vue de Saint-Cirq appartenant à une collection toulousaine : « La vue manque peut-être de nuance dans sa coloration générale, il y a des sècheresses dans sa facture, mais elle est volontaire, puissante, hautaine. L’artiste l’a marquée de sa personnalité ». L’Art Méridional, 1939, « La collection A.L. » par Louis Lacroix.
Il est étonnant de constater à quel point Saint-Cirq est un village préservé puisque, près d’un siècle après le moment où il les a peintes, les maisons sont encore presque toutes reconnaissables, soit inchangées, soit çà et là un volet discret a été rajouté, une arcade dégagée, mais aucune construction nouvelle ne s’est interposée.
5 Ses promenades l’entraînent vers les départements voisins, le Tarn en particulier reçoit sa visite puisqu’à l’exposition de 1910 sont exposés Les Bords du Tarn à Albi et Albi, le vieux pont et La Cathédrale derniers rayons.
D. Les arbres et les fleurs
Il est enfin un certain nombre de toiles qui échappent à une classification précise et qui peuvent figurer sous la rubrique assez générale de « compositions végétales »1. Ces toiles ne sont souvent que des esquisses faites en pleine nature et destinées à être souvent réemployées dans ses grandes compositions exécutées à Paris. Plus nettement ici, le décorateur perce sous le peintre de chevalet. Sur le grand panneau exécuté en 1903 pour la salle Henri Martin du Capitole, un rang de peupliers borde la prairie que l’on est en train de faucher. Aussi un tableau, daté de 1903, où les feuilles des peupliers sont encore bien tendres et petites touches jaunes, est-il certainement une étude pour ce panneau. Par contre Les Peupliers de 1909 où se remarquent une recherche de perspective, une variété de coloris pour les feuilles alliant un brun léger à un jaune soutenu, est une toile beaucoup plus élaborée qui doit se suffire à elle-même.
En effet, Henri Martin a une prédilection pour le peuplier, arbre élégant typique des vallées lotoises qu’il borde et égaie, et pourrait-on dire, naturellement pointilliste pour la configuration de son feuillage. Il l’affectionne au printemps lorsqu’il commence à déplisser ses minuscules feuilles d’un jaune tendre ou, plus tard, dans l’été, quand la lumière peut jouer sur ses feuillages frémissants. Les petites feuilles des peupliers, sans cesse en mouvement, frissonnant au moindre souffle de vent, donne matière à son désir de saisir l’éphémère. Bien que le peintre montre un goût prononcé pour les grands arbres verticaux ses préférences évoluent cependant au cours des années. Des sombres troncs rectilignes des pins ou des sapins, il passe à la masse élancée et vert soutenu des cyprès, puis en vient aux peupliers.
Dans le panneau des Faucheurs il a placé un fort joli saule esseulé, certainement proche parent des saules d’un tableau exécuté vers 1926. Jaillissant d’une prairie fraîchement coupée, accompagnés de frêles peupliers, quelques saules à partir d’un tronc trapu élancent leurs branchages en bouquets. La blondeur de la lumière joue en un camaïeu de jaune et d’orangé plein d’allégresse. Il est aussi fait mention, à plusieurs reprises, d’« arbres en fleurs » et nous connaissons des cerisiers en fleurs neigeux à souhait. Le blanc ou le rose duveteux et léger de ces floraisons éphémères convient parfaitement à sa touche pointilliste. Il y a d’ailleurs peu d’espèces qu’il n’ait peintes. Les marronniers forment une allée à Marquayrol où leur ombrage est apprécié, et Sous le marronnier est un titre usité.
Si peupliers et saules cohabitent au fond des vallées lotoises, la vigne, orgueil de la région de Cahors, occupe souvent les coteaux. La vigne et ses travaux est le sujet choisi pour la préfecture de Cahors et pour la Chambre de commerce de Béziers (1932), aussi dans le dernier quart de siècle de son existence il s’intéresse particulièrement à la vigne ; mais ces feuillages l’avaient séduit bien plus tôt puisqu’en 1910 déjà sont exposées cinq Etudes de vigne à l’automne. C’est en effet au moment où la vigne prend des teintes d’incendie qu’elle l’attire. Il aime à se livrer à des recherches de nuances lumineuses lorsqu’elle prend sa livrée rousse d’automne, c’est ainsi que les vignes sont notées être peintes « le matin » ou « l’après midi par temps gris ». Les feuillages de la vigne lui permettent d’assouvir une tentation, qui a dû parfois l’effleurer, celle de l’abstraction ; leur foisonnement désordonné permet un éclaboussement et un jeu de couleurs qui n’est soumis à aucune forme précise ; sa virgule totalement libre vis-à-vis de la forme vit alors sa propre existence.
Les fleurs, quant à elles, sont depuis longtemps présentes dans son œuvre mais discrètement, de façon plutôt anecdotique, non comme sujet principal : par exemple, sur la table de chevet, près du nu couché ; enveloppant les allégories de la Musique ou de la Beauté ; en bosquets de lauriers délimitant le coin gauche à la période symboliste ; enfin brandies bien haut et symboliquement par ses muses.
En 1910, est exposée à la Galerie G. Petit une étude de fleurs, prélude à toutes celles qui suivront à partir de 1920 et surtout de 19262. Il y a peut-être à cet engouement tardif une raison matérielle. Quoique toujours doté d’une solide santé, Henri Martin vieillit ; à l’âge de soixante ou soixante-cinq ans, stationner de longues heures dans la rosée du matin, ou sous le soleil brûlant de midi, doit le fatiguer, il préfère peut-être alors installer tranquillement un bouquet fraîchement cueilli sur la table qui lui fait face et tenter ainsi d’emprisonner la nature à l’intérieur de sa maison. Il restitue le portrait de ses amies les fleurs, soit modestes bouquets de fleurs des champs ou, floraisons plus somptueuses, des parcelles dérobées à son jardin. Pour l’artiste curieux de tout qu’a toujours été Henri Martin, l’étude des fleurs était inévitable à plus ou moins longue échéance. Les problèmes techniques qu’elle pose sont différents de ceux des compositions plus générales. Quand il a épuisé tous les sujets, toutes les saisons, toutes les perspectives, il a trouvé dans les fleurs un nouveau champ d’expérience.
C’est toujours la lumière qu’il cherche à apprivoiser dans la toile Bouquet au soleil ou dans celle du musée de Dijon quand il étudie, par exemple, des effets de contre-jour. Les rayons traversent les bouquets, les jaunes, violets ou rouges des fleurs se dorent de sa lumière et l’on retrouve leurs reflets assourdis sur la blancheur de la nappe qui se pare alors des mêmes tons. Les fonds de feuillage encadrent les fleurs, comme dans la toile de Dijon où ils s’étagent en un camaïeu de verts raffinés, les plus foncés vers l’extérieur. Il n’est certes pas le premier à décrire les ombres en violet, mais avec quelle délicatesse sait-il jouer de ce contre-point de la lumière que sont les ombres ! On pourrait de même dresser un catalogue de ces blancs, jamais réellement blancs, mais reflets nuancés et atténués de toutes les couleurs de sa palette.
Dans Les Roses blanches de 1936, les rapports de l’ombre et de la lumière modérée qui vient de la droite restent classiques, mais il joue avec subtilité de ce motif en apparence désarmant de simplicité qu’est un bouquet de fleurs. Les roses blanches sont placées dans un vase ancien et les dessins bleus et blancs du vase et sa bordure de dorure se retrouvent discrètement rappelés sur la nappe irisée ou dans le cœur à peine doré et les pétales si finement ombrées de bleu des roses. La courbe des anses épouse l’arrondi des feuilles, ou est-ce le contraire ? Le vase devient fleur et les roses objet… Dans les Pivoines à contre-jour, le fond jaune éclatant dore le mauve de la nappe tandis que la blancheur des pivoines qui sont dans l’ombre s’assourdit d’un bleu délicat. Combien triste, au contraire apparaît le bouquet de Cahors où le fond d’un gris mauve posé en couches épaisses assombrit toute la fraîcheur des fleurs et éteint les couleurs !
Cette recherche systématique peut même déboucher sur l’étrange comme en témoignent les lys peints pour Madame Tissier qui, baignant dans un vase transparent, semblent donc ne pas avoir de support et se tenir droits de leur seul fait ; en outre, le fond d’un mauve lumineux et d’un doré chatoyant a davantage intéressé le peintre que les lys eux-mêmes. Dans une autre œuvre le fonds choisi est lui-même inattendu. De blanches marguerites détachent leurs pétales peintes avec minutie sur de la soie noire. Elles jaillissent, non d’un vase, mais d’un pied commun3. Sur ce thème si simple qu’est un bouquet de fleurs, l’artiste a su à l’infini varier les compositions : de la simple verticale des lys, à la molle retombée des glycines, en passant par le triangle des marguerites ou des roses.
Henri Martin « peintre des arbres et des fleurs » permet de découvrir une nouvelle facette du talent déjà si varié, de l’artiste. En particulier dans les bouquets de fleurs exécutés, vers la fin de sa vie, il a fait preuve de subtilité dans le choix des teintes, d’un goût raffiné et délicat dans la nuance et a recherché, toujours attentivement, les relations délicates entre la lumière et la couleur.
1 Si on essaie de faire un inventaire de tous les genres utilisés en peinture, nous remarquons que lui qui a tant aimé les demeures des hommes est resté quasiment indifférent à leurs objets familiers. Nous n’avons relevé que quelques notations de nature morte. On ne peut lui nier aussi un certain talent de peintre animalier. En effet, nombreux sont les troupeaux de moutons, gardés par de braves chiens avec lesquels quelques chèvres font bon voisinage.
2 Le format habituel des compositions florales est nettement inférieur aux dimensions de ses autres toiles : 0, 60 x 0, 55 la plus grande à 5,55 x 0,46 la plus petite. En 1932, sont exposées aux Amis des Arts de Bordeaux des fleurs que le critique d’art Paul Berthelot juge « à la pulpe vivante et savante ». (La Petite Gironde, samedi 6 février 1932).
3 La même soie sert de fonds à une scène intitulée Barbe bleue. Curieux sujet ! Bleue est bien la barbe du personnage masculin prêt à tirer l’épée mais aussi son pourpoint, ses cheveux ou la robe de la dame suppliante agenouillée à ses pieds. Une flaque de sang les sépare. L’effet général est assez macabre, mais les personnages ne sont point trop mal traités. Que signifie cette scène si éloignée des préoccupations habituelles de l’artiste ?
Chapitre IV : L’amateur des cités marines
A priori terrien de nature, le peintre a cependant été séduit comme l’ont été les impressionnistes par l’étendue marine. Dès 1901, il s’écrit devant la mer : « De l’eau reflétant constamment le ciel ! Quelle merveille ! Peindre de l’eau pour ma part j’y éprouve de la joie ». Durant l’été 1907, Henri Martin découvre la Bretagne et plus particulièrement le port d’Argenton en face d’Ouessant. Il peint les rochers battus par l’écume et les barques échouées à marée basse. Certains titres de l’exposition Georges Petit de 1926 insistent sur la tonalité : « mer bleue », « mer grise » ; d’autres sur le temps : « mer agitée », « mer calme ». Ces tableaux piègent le scintillement de la lumière sur les flots et sa touche virgulée se fait aisément vaguelettes.
Les études des ports de Marseille lui ont été imposées par les décorations de la caisse d’Epargne de cette ville en 1904 mais aussi pour un panneau de l’Hôtel Terminus de Lyon, propriété du Paris-Lyon-Méditerranée. Par ailleurs il a longuement hésité entre Marseille et Bordeaux pour servir de cadre au travail de la mer du Conseil d’Etat en 1917 pour, en fin de compte, choisir le premier2.
Pourtant Henri Martin a toujours montré un vif intérêt pour le port aquitain et vers la fin de sa vie fait une donation d’une trentaine de toiles au Musée de cette ville. Une étude, possédée par Mademoiselle Rivière, représente le port de Bordeaux. D’une tonalité générale grise et brumeuse, elle est constituée de points accolés et apparaît comme une œuvre d’une facture très proche de celle de Signac.
Les études de Marseille abondent. Les notations de tableaux des environs de Marseille exposés en 1910 abondent. Il s’agit par exemple de L’Etang de Berre, Des Pins aux Martigues, Des Pins près de la crique ou encore Des Bateaux à Sanary, derniers rayons. D’autre part, le 18 mars 1907, l’Etat achète une toile qui vient d’être exposée à l’exposition des boursiers de voyage. Ce tableau porte comme titre Le Vieux port de Marseille. Il est payé 1 000 Frs ; ce prix laisserait supposer par comparaison avec ceux d’autres toiles, qu’il s’agit d’une œuvre de dimension relativement réduite3.
L’impression générale que laissent la plupart des vues de Marseille est assez décevante et le talent du peintre ne s’y montre pas à son avantage. On distingue parmi ces œuvres deux motifs principaux : la vue vers « la bonne mère », promontoire aux formes molles et le vieux port. La disposition en bandes parallèles est lassante, on rencontre d’habitude successivement à partir du premier plan, le quai, l’eau et les gros navires, les façades d’en face et enfin le ciel. L’enchevêtrement des mâts des bateaux est sans intérêt. Cependant, une toile dénote un sens aigu de la composition en centrant le sujet sur un navire plus imposant que la moyenne, et une habileté réelle dans la perspective des bateaux en rangées parallèles. Les couleurs employées pour ces études trop nombreuses et le papillonnement des touches qui reconstituent, souvent mal, la réalité n’arrive pas à poétiser celle-ci. Il ressort des études de Marseille une certaine confusion et un désordre apparent joint à une monotonie de construction. Mais surtout, il ne s’y sent point d’atmosphère. Fort heureusement les grandes compositions qu’elles préludent seront, dans l’ensemble, plus heureuses.
Plus que Marseille sans doute, Henri Martin a aimé Venise. Son ascendance italienne, la profonde impression laissée par son voyage de boursier en 1885, l’ont incité, lorsque sa santé ou ses moyens financiers le lui ont permis, à s’y rendre fréquemment, presque tous les ans4. Il y séjourne même plusieurs mois pendant les deux années qui précèdent l’importante exposition de 1910 chez Georges Petit où sont accrochées de nombreuses toiles de Venise. S’il a dû continuer à visiter les musées car son admiration pour Véronèse ou le Tintoret ne se démentent pas au cours des années, il y travaille aussi avec ardeur, car la Cité des Doges rassemble tous les éléments auxquels l’artiste est sensible : somptueux palais anciens, reflets de l’eau, luminosité rare…5 Un seul des palais peints, Le Palais Grimaldi, est donné avec son nom véritable comme titre ; pour les autres, leur couleur seule, de manière bien plus poétique sert à les désigner : Palais rose, rouge ou jaune. Plus simplement encore, il intitule une toile Maison au soleil sur un canal à Venise. Jacques Copeau cite : « Le gris puissant d’un palais vénitien qui supporte, sans broncher le voisinage immédiat d’un rouge et d’un jaune »6.
Il exécute, approximativement à la hauteur du Rialto, une vue du Grand canal qui est de construction très classique, presque banale par la symétrie des palais de chaque côté de la trouée lumineuse du Canal sur lequel les gondoles n’apportent qu’une animation factice. Les monuments qu’il prend pour motifs sont parmi les plus courus puisque San Giorgio et La Salute se partagent ses faveurs7. Il a peint San Giorgio en une symphonie verte et orange. L’ocre de l’église et des constructions voisines est discrètement rappelé par le voile des embarcations tandis que le clocher et le dôme sont d’un vert comparable à celui de l’eau. Si l’isolement de San Giorgio est bien rendu, le grandiose du monument est peu sensible. Même si l’artiste s’est efforcé de rendre les délicates nuances de la lagune, même si l’eau et le ciel occupent presque tout l’espace, le tableau donne peu l’impression de poésie ou d’évasion, reste trop solide, pesamment terrestre.
Voici le témoignage, vers 1910, d’Achille Segard qui a eu l’avantage de contempler les tableaux exposés chez Georges Petit : « Sa série de Venise n’est belle que dans la mesure où elle ressemble aux motifs qu’il est accoutumé à voir, à saisir, à magnifier dans son beau pays. Henri Martin n’a pas vu ce qu’il y a de particulier dans l’atmosphère de cette ville, ce qu’il y a d’étrange et de somptueux dans ces architectures de marbre et ce je ne sais quoi d’oriental sous un ciel italien. Il regarde Venise à travers son Quercy. Il a vu des ciels et des eaux méridionales et il fait tout de même de très beaux tableaux sur des motifs vénitiens, parce que ces motifs éveillent en lui le même lyrisme instinctifs que ceux de sa région »8. Ce jugement met l’accent sur les limites du peintre certes, mais tend aussi à prouver à quel point il est le peintre de sa région puisque, telle une obsession, elle le suit sous tous les cieux.
Le dépaysement est moins grand entre le Lot et Collioure où, selon l’habitude qui le pousse à devenir propriétaire dans les lieux aimés, il achète une maison en 19239. Il vient, presque tous les ans, au plus fort de la chaleur, dans le petit port méditerranéen de 1923 à 193910. Sa passion pour le soleil l’a amené, toujours plus au sud, et toujours plus avant dans la saison chaude. L’intensité lumineuse croît tout au long de sa vie : hivers parisiens blafards, printemps timides à Saint-Cirq, nature épanouie à Labastide, enfin juillets brûlants à Collioure d’où il remonte ensuite à Labastide11.
Par rapport au demi-siècle passé à Labastide, une quinzaine d’années environ de fidélité à Collioure n’est qu’un laps de temps relativement court. Ce fait présente un avantage pour l’étude des toiles exécutées à Collioure, car elles sont toutes ainsi approximativement de la même période. La recherche de l’évolution disparaît et la comparaison entre les divers tableaux est moins sujette à caution12.
Pour un artiste, découvrir Collioure et les bords de la Méditerranée vers 1925, ce n’est point faire œuvre de précurseur : Saint-Tropez avait d’abord eu la préférence des pointillistes ; en 1887 l’amoureux de la mer qu’était Signac serait venu à Collioure entraînant dans son sillage Henri-Edmond Cross et Maximilien Luce. Le petit port catalan séduisit surtout les Fauves, Matisse y vient en 1904, passe tout l’été suivant en compagnie de Derain et y séjourne encore en 1906 et 190713. Il est intéressant de comparer Les Toits de Collioure (1905) (collection du Musée de L’Ermitage) de Matisse et les Toits de Collioure de quelques vingt ans postérieur (ancienne collection Loubet) d’Henri Martin. Les deux artistes pour réaliser leurs toiles ont planté leurs chevalets exactement au même emplacement qui domine le petit dôme arrondi de la Campana et les toits dégringolant vers la mer. La technique d’Henri Martin apparaît bien raisonnable, presque photographique et désuète comparée aux coups de pinceaux de couleur pure appliqués par Matisse et laissant de larges zones de toile vierge.
Mais Henri Martin ne s’est point contenté de la célèbre Campana14 et la description des sites qu’il a peints amènera non seulement à connaître Collioure, presque dans ses moindres recoins, mais encore à parcourir ses environs immédiats. Dominé par les derniers contreforts des Albères, Collioure fut autrefois un port de commerce et une ville forte ; de l’ancien système de défense subsiste la tour voisine de l’église, celle qui lui fait face de l’autre côté du golfe et trois autres tours échelonnées sur les hauteurs environnantes et surtout le vieux château qui se dresse sur un escarpement battu par la mer. S’il est rarement choisi comme motif principal sa masse divise souvent la baie en deux petits ports et il scande, de sa lourde silhouette, la plupart des compositions. Le vieux port est un des thèmes favoris, cent fois décrit, toujours aimé. Les barques aux couleurs vives y sont tirées sur la grève où sèchent les filets fleurant bon l’anchois ou la sardine.
Henri Martin est tellement attiré par les maisons15 que, même à Collioure, il ne peut s’empêcher de tourner le dos à la mer pour les peindre. Il faut reconnaître bien du pittoresque à ce quartier du Mouret sur lequel veille le dôme de la Campana et que les titres des toiles semblent prendre plaisir à décrire : L’Escalier crépi jaune et rose, Vieille rue, Toits rouges. Les rues caillouteuses et escarpées se glissent entre des maisons souvent construites en terre et dotées de galeries et d’escaliers extérieurs.
Le Fort du Miradou est plusieurs fois mentionné, tandis que Saint Vincent, ancien îlot surmonté d’une chapelle n’a droit qu’à une seule notation. De l’autre côté du château, se trouvent le faubourg et son port. Ils ne jouissent pas auprès d’Henri Martin de la même faveur que le vieux port. Le Faubourg en fin d’après midi a cependant été exposé en 1926, chez Georges Petit et, par ailleurs, le port du faubourg limite en arrière plan, nombre de compositions de Collioure.
Les maisons ici, perdant de leur individualité, n’ont ni le charme, ni l’élégance des demeures lotoises et c’est surtout leur ensemble et leur groupement fraternel qui intéresse l’artiste. Henri Martin n’a pas su rendre le chaud soleil de la Méditerranée avec autant de bonheur qu’il a traduit la blonde luminosité lotoise. Quand Le Soleil de midi (toile de 1929) les écrase, les maisons blanchissent tandis que Au soleil couchant (toile de 1927) les toits sont rouges non seulement de la teinte de leurs tuiles, mais aussi par la magie des rayons flamboyants qui frôlent la surface de la mer.
Cette habitation flottante qu’est la barque pour le pêcheur a aussi attiré le peintre. Sans relâche, il tente de saisir la « personnalité » de ces barques multicolores élancées ou ventrues. Il les dessine par exemple vues de près et sans voilure, réduites à leur squelette, le mât. Ce dépouillement introduit dans les toiles une rigueur presque géométrique. Certaines oeuvres sont presque uniquement composées de lignes horizontales, verticales ou obliques qui s’entrecroisent et la couleur passe au second plan. C’est ainsi que dans la toile intitulée Barques à Collioure de 1928, la couleur perd sa primauté puisque sont choisies des teintes délavées et le blanc. La ligne oblique domine, celle du muret du premier plan est reprise en chœur, par les hampes des barques et, en sourdine, par la base du vieux château. Les mâts sont inclinés perpendiculairement aux hampes en deux rangées parallèles. Pour adoucir cette géométrie, la panse ventrue des barques se double de la courbe discrète des voiles repliées autour des hampes. Le triangle est la figure choisie pour Les Barques du Musée d’Albi. Deux voiles blanches triangulaires découpent sèchement le tableau à la base duquel le petit mur forme aussi un triangle et, à l’arrière, le château se change en un quadrilatère trapu. Pour La Barque à la voile levée, le triangle blanc et unique de la voile est adouci par le souffle du vent qui la gonfle déjà. En général, malgré leur sécheresse ces embarcations n’ont point la désolation glacée qui pèse sur la barque du Pauvre pêcheur, œuvre de Puvis de Chavannes, peintre auquel Henri Martin fut un instant comparé, sans détenir non plus le sourd mystère des Barques aux Saintes-Maries de Van Gogh. Par elles, s’exprime la personnalité de notre artiste ; elles apparaissent simples, quotidiennes, familières et comme encore habitées de la présence des pêcheurs qui viennent de les tirer sur la grève.
Lui, qui a souvent rendu avec sincérité le dur labeur de la terre, a été moins sensible au travail des pêcheurs. Dans Collioure, le port (1924), de petites silhouettes colorées s’affairent auprès des filets, elles sont campées avec réalisme et même un sens aigu de l’observation comme le prouvent deux pêcheurs emprisonnés dans les filets repliés qu’ils transportent. Dans la toile Les Filets sur le port les filets sèchent en arrondis parallèles à la plage tandis que des groupes de pêcheurs étagés les ravaudent en discutant avec véhémence. En quelques touches surgissent des silhouettes étonnantes de vérité qui, de leur présence minuscule, animent l’ensemble de la toile.
Dans la version exposée au Salon des Artistes Français de 1936, le port s’ouvre sur le large, une barque y entre, d’autres sont déjà à destination, d’autres enfin ont leurs voiles déjà repliées ; par cette variété d’actions, étagées dans le temps, est rendue l’impression de mouvement et de vie. L’impression de mouvement est aussi rendue par le clapotis de l’eau qui frissonne. Dans la toile du musée de Cahors, très semblable, la tonalité, d’un heureux effet, dore non seulement les embarcations mais encore la mer. En examinant avec attention les vues de port de Collioure, on s’aperçoit que l’artiste est sensible aux variations de nuances de la mer même si celle-ci n’occupe qu’une place restreinte du tableau. Il a certainement observé la mer avec sollicitude et intérêt. Elle est bleu soutenu dans Les Barques de 1925, bleu ciel profond dans Les Filets ; Sur le port de 1926, réplique du ciel pâle, mais dans Les Barques de 1928, elle devient gris pâle ponctué de vert glauque. En général, à Collioure, comme partout à la fin de sa vie, les teintes de sa palette se sont radoucies.
La mer occupe la majeure partie de l’espace dans un tableau de Collioure appartenant à un collectionneur toulousain. Le grand large y est cerné par un rocher couronné d’une chapelle que l’on peut supposer être celle du Mouret, touchante d’ailleurs par son exiguïté et sa solitude. L’artiste étale de façon lisse et plate une pâte d’un bleu intense. On sent combien dans le petit bassin du premier plan, il se plaît à plaquer de larges pastilles bleues marines et à les juxtaposer ou à les opposer à du bleu pastel ou encore combien il s’amuse à jouer de l’ombre de la jetée dans le bassin en fonçant la mer jusqu’à la rendre grise et même, légère audace, tout simplement marron quand elle vient battre le rocher. A la mer fade du grand large s’oppose le reflet vivant et donnant une impression de profondeur de ce rocher du premier plan, la transparence de l’eau et son agitation sont alors perceptibles. Comme il le fait fréquemment, le peintre unifie le ciel et la terre en une même tonalité surajoutée aux couleurs qui leur sont propres ; ici, il choisit un rose saumoné qui tendrait à prouver que la toile est peinte au soleil couchant. La colline de l’arrière plan est d’un dessin mou, tandis que le rocher sur lequel est située la chapelle au toit rouge a une vigueur et un relief étonnants. Une ligne discontinue de touches noires marque le contact de la terre auprès duquel il est placé. Malgré la simplicité, à la limite de la sècheresse, de sa composition, une impression de plénitude, de densité calme se dégage de cette toile. Mais dans cette interpénétration de la mer et de la terre, alors que la mer occupe la majeure partie de la toile, c’est surtout la terre qu’Henri Martin a su traduire !
Ses toiles les plus réussies restent les panoramas des deux ports. Le Port du faubourg, avec sa rangée de façades sages, s’appuie sur le château tandis que le vieux port se replie sur lui-même. La composition reste rigoureuse : les divers plans du château sont dans le prolongement de la proue de chaque embarcation et l’oblique du muret du premier plan est reprise par les Albères dans le lointain. Plus attachantes, à notre avis, que les causses pierreux, les Albères fières des forts qui veillent à leurs sommets sont adoucies par les vignes et les vergers qui les escaladent.
*
* *
Henri Martin est donc bien plus un peintre des cités marines qu’un peintre de la mer comme l’est par exemple, Signac, marin dans l’âme.
A Bordeaux ou Marseille, l’animation des quais et le mouvement des bateaux l’ont surtout attiré ; à Venise, il a cherché à rendre le reflet coloré des vieux palais.
A Collioure, il semble avoir préféré à l’éblouissement du soleil méditerranéen, la calme, géométrie des barques16. Plus que le mystère du large, l’a séduit le contact entre la terre et la mer, l’étroit espace où ils se rencontrent.
Ici, comme à Saint-Cirq-Lapopie, il donne la primauté à la construction sur la couleur ; il agence ses toiles en masses de plus en plus dépouillées, presque sévères, prouvant que la solidité, la densité sont aussi l’une des faces de son talent.
2 Paradoxalement il n’a donné au Musée de Bordeaux aucune vue de ce port.
Jean-Louis Gillet écrit dans l’Art Méridional de 1939 en rentrant de Labastide-du-Vert, : « C’est maintenant le chemin du retour. En roulant vers Toulouse, riche certes, de tant d’œuvres du Maître nous ne pouvons nous garder d’un regret que vous comprendrez bien, heureux Bordelais ! Car Toulouse eût pu être plus riche encore… ». En effet, dans une lettre au Docteur Bertrand, Henri Martin regrette le peu d’enthousiasme montré par le musée des Augustins quand il avait proposé une donation, à la condition qu’une salle entière lui soit réservée.
3 L’année suivante les commandes pour la Palais de L’Elysée s’élèvent à 15 000Frs. Le 18 décembre 1916 ce vieux port « est attribué à titre de dépôt au théâtre de l’opéra comique » dont le directeur Gheusi était l’ami d’Henri Martin. (Arch Nat. F 21 4244).
4 A l’automne ou au début du printemps, il est aussi fréquemment en voyage en Espagne où l’attirent les tableaux de Prado. Mais il n’est pas sûr qu’il y a fait suivre son attirail de peintre (renseignements fournis par Martin-Ferrières).
5 Venise ne peut que séduire un artiste de la lignée des impressionnistes. Monet en 1912 expose vingt neuf toiles de Venise décrivant les mêmes sujets excepté le Palais ducal qui n’a pas eu les faveurs d’Henri Martin. Monet a vu Venise « tout en or, bleu et mauve ». Présence de Venise, Skira, Goût de notre temps 1956. III. 153p. p.112.
6 Art et Décoration, 1910, « Henri Martin » par Jacques Copeau, p. 173.
7 Peut-être avait-il choisi un hôtel lui permettant de contempler ces deux monuments ou, à son habitude, peignait-il sans relâche debout dès l’aube et couché à la nuit, comme en, témoignent les titres tels que Premiers rayons ou La Salute derniers rayons ?…
8 Segards, p. 44.
9 La maison est placée sur le rocher face à la mer. Martin-Ferrières p.87.
Son vieil ami Henri Marre s’était déjà installé à Collioure et l’a aidé à trouver une maison dans le petit port. Par ailleurs, l’Hôtel des Templiers et le sénateur Pams comptaient parmi ses relations.
10 La datation des œuvres connues atteste sa présence sans interruption tous les étés de 1924 à 1932 et ensuite en 1936. Par ailleurs, sa présence est confirmée par des lettres écrites à Collioure à des correspondants parisiens ou à des amis au sujet de grandes compositions en cours. (Arch. F 21 4244).
11 En 1907 (Archives F 21 4244), il fait un séjour en Bretagne à Ploumanach près d’Argenton d’où il ramène quelques toiles qui sont exposées en 1910 à la Galerie Georges Petit avec de nombreuses notations de Rochers temps gris, Brume.
12 Une approximative unité de temps vient donc s’ajouter à l’unité de lieu, ce qui existait déjà pour les études de fleurs. On peut remarquer par ailleurs qu’études de fleurs et études de Collioure sont à peu près contemporaines. A Collioure, Henri Martin se comporte strictement en peintre de chevalet car le petit port n’est jamais repris pour les grandes décorations, plus rares d’ailleurs dans la dernière partie de sa vie.
13 Cabanne Pierre, Le Midi des Peintres, Hachette 1964, p. 94. Tout par l’image, p. 46 et 66.
Cassou Jean, Panorama des Arts plastiques, N.R.F. 1960, 796 p., 95 ill., p.136.
14 Autrefois phare, maintenant clocher, ce monument le plus typique de Collioure ne l’a pas particulièrement attiré.
15 A Collioure, les maisons ne fument jamais.
16 Henri Martin à Paris fréquente les expositions cubistes, ce qui le bouleverse, car il ne comprend guère leurs recherches (témoignages de Mlle Rivière). Il y a certainement une influence de son fils Martin-Ferrières dont nous avons vu plusieurs toiles de Collioure (barques et filets).